lundi 29 octobre 2012

Les Restavec ou l’esclavage en Haïti


Les Restavec ou l’esclavage à Haïti
SAMEDI 26 JUIN 2004 / PAR SAÏD AÏT-HATRIT (Africa.com)
L’esclavage reste à abolir sur l’île, selon Jean-Robert Cadet. Les Haïtiens ont brisé les chaînes de l’esclavage depuis plus de deux siècles, mais 300 000 enfants continuent, sur la petite île, d’être asservis au profit de familles plus aisées que les leurs. Jean Robert Cadet a lui-même servi de « Restavec » depuis l’âge de quatre ans et, fait rare, est parvenu à s’en sortir. Aujourd’hui, il se bat pour que cette forme d’esclavage, ignorée par les autorités locales et la communauté internationale, soit, 200 ans après, (de nouveau) abolie.

Haïti a fêté, cette année, le bicentenaire de son indépendance. Mais bien que la première République noire du monde ait « brisé la chaîne de l’esclavage, les Haïtiens ont reproduit le [même] système » en changeant simplement de maître, estime Jean-Robert Cadet. L’homme parle en connaissance de cause puisqu’il a servi durant toute son enfance de domestique. Depuis l’âge de quatre ans, précisément, lorsque sa mère, noire, est décédée et que son père, blanc, qui refusait de le reconnaître, l’a confié à une ancienne maîtresse. Comme 300 000 enfants Haïtiens, il est devenu ce qu’on appelle un « Restavec ». Un esclave, explique Jean-Robert, qui a raconté sa vie dans un livre intitulé Restavec : enfant esclave à Haïti. Un enfant abandonné par sa famille démunie à une autre, plus aisée, avec l’espoir de le voir manger à sa faim et étudier. Tout en sachant qu’il travaillera dur pour satisfaire ses maîtres. Après s’être installés aux Etats-Unis, à New-York, les maîtres de Jean-Robert Cadet on amené leur Restavec avec eux, en espérant pouvoir continuer à l’exploiter. Sans penser qu’ils allaient devoir le laisser étudier. C’est ainsi que Jean-Robert a pu boucler un cursus universitaire, échapper à ses maîtres et prendre contrôle de sa vie. Il revient avec Afrik sur cette pratique héritée de l’esclavage, sur l’attitude passive des Haïtiens et sur les solutions qu’il a exposées devant les Nations Unies.

Afrik : Quelles sont les origines de cette pratique des « Restavec » ?
Jean-Robert Cadet :

 Je pense que cela nous vient de la période de l’esclavage. Les esclaves travaillaient dans les champs et leurs enfants travaillaient chez leurs maîtres. Après l’indépendance, les Haïtiens ont perpétué ce système. Avec la mixité Noirs-Blancs, sont apparus les mulâtres. Et ce sont d’abord ces mulâtres qui ont été libérés par les Français. Eux mêmes, de peau moins foncée que les Noirs, ont à leur tour pris des esclaves. Après l’abolition de l’esclavage, les gens ont continué à prendre des enfants comme domestiques. Ils voulaient vivre la même vie que leurs maîtres. Jusqu’à aujourd’hui.

Afrik : Cette pratique a-t-elle un motif économique ?
Jean-Robert Cadet :

 Ce n’est pas une question économique. Car il y a des pays aussi pauvres qu’Haïti qui n’ont pas ce système. Comme à Cuba, où l’école est obligatoire et où tous les enfants y vont effectivement.

Afrik : Comment se déroule le passage de la famille biologique à cette famille d’accueil ? Existe-t-il une procédure juridique ?
Jean-Robert Cadet :
 Les parents biologiques demandent à la famille d’accueil à ce que l’enfant aille à l’école, à ce qu’il soit bien nourri. Des promesses sont faîtes, mais ne sont pas tenues. La loi à Haïti interdit bien aux enfants de moins de douze ans d’être engagés dans la domesticité, mais elle n’est pas appliquée. Les enfants très pauvres qui vivent dans la campagne n’ont même pas d’acte civil. Et si on demande à la patronne l’âge de cette petite fille (en montrant la photo d’une fillette d’environ sept ans qui passe la serpillière), elle dira qu’elle en a douze.

Afrik : N’y a-t-il aucun document à signer ?
Jean-Robert Cadet :
 Il n’y a pas de contrats. Les gens ne savent pas lire. Il y a cette promesse orale de la famille un peu plus aisée, à la famille très pauvre, que son enfant ira à l’école. C’est tout. Tout ce que j’ai pu apprendre de l’Etat est qu’il n’a pas les moyens de combattre ce système d’esclavage. Ni de rendre les écoles plus accessibles.

Afrik : Les familles savent pourtant, aujourd’hui, que les promesses ne seront pas tenues...
Jean-Robert Cadet :
 C’est comme une loterie. Les familles savent que l’enfant va souffrir. Mais elles ont toujours un petit espoir de gagner.

Afrik : L’Etat n’aurait donc pas les moyens de sauvegarder une trace écrite de ces adoptions... ?
Jean-Robert Cadet :
 Non... Mais vous venez d’utiliser le mot d’« adoption ». Hors cela n’existe pas en Haïti. Si un enfant va dans une famille, c’est parce qu’il y a une sorte d’inégalité entre la famille d’accueil et sa famille originelle.

Afrik : Existe-t-il des écoles publiques ?
Jean-Robert Cadet :
 A peu près 90 à 95% des écoles à Haïti sont privées. Les familles pauvres n’ont donc pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école. Même dans les quelques écoles publiques, il faut acheter de nombreuses fournitures, tels les uniformes, les livres...

Afrik : Après douze ans, les enfants peuvent donc être engagés dans la domesticité ?
Jean-Robert Cadet :
 Oui, mais à certaines conditions. Cette loi fait parti d’une Convention des droits de l’enfant élaborée par le Bureau international du travail et n’est pas spécifique à Haïti. Elle dit que les maîtres de ces enfants de plus de douze ans doivent les envoyer à l’école et leur donner un peu de temps pour se reposer, leur assurer des soins médicaux... Même dans la Constitution haïtienne, l’école est obligatoire, mais le gouvernement s’en moque.

Afrik : Vous expliquez dans votre livre que vous n’avez pas eu d’enfance ? N’avez-vous aucun souvenir de jeux avec d’autres enfants...
Jean-Robert Cadet :
 Les Restavec doivent rester à portée de parole de leurs maîtres. Ils n’ont pas de temps pour jouer. C’est encore beaucoup plus dur pour les filles, car elles sont le plus souvent violées, non seulement par le père de famille, mais aussi par ses garçons. Et si la fille tombe enceinte, elle est le plus souvent mise à la porte. Dans le cas où elle ne le serait pas, ses enfants feront une nouvelle génération de Restavec. La famille d’accueil fait également en sorte d’éliminer tout lien personnel avec les Restavec. Pour cela, on les appelle « Titfille » ou « Tigarçon ». Ils n’ont pas droit à la parole, ne peuvent pas s’exprimer, dire « j’ai faim » ou « je suis malade ».

Afrik : Et si ils souffrent énormément...
Jean-Robert Cadet :
 (étonné de la question) ... Ca ne se fait pas. L’enfant est battu. Quelque fois même, si les enfants sont battus et viennent à en mourir, on jette leur corps dans la poubelle et c’est tout. Il n’y aura pas d’investigations.

Afrik : Les séquelles psychologiques pour un Restavec sont terribles...
Jean-Robert Cadet :
 L’enfant Restavec grandit sans enfance. Il est traumatisé. En Haïti, on dit des enfants traumatisés qu’ils sont « zombifiés ». L’enfant ne peut pas vous regarder dans les yeux, il baisse la tête, ne peut pas s’exprimer.

Afrik : Qu’arrive-t-il lorsque l’enfant atteint sa majorité ?
Jean-Robert Cadet :
 Environ 80% des Restavec sont des filles. On les préfère car elles sont plus dociles et ne s’enfuient pas. Alors que les garçons, essentiellement à cause de la maltraitance, prennent souvent la fuite. C’est pourquoi il y a énormément d’enfants des rues à Haïti. Ils forment des gangs... et on les retrouve dans les bandes de « chimères ». Ces enfants armés et utilisés par le Président Aristide. Ce sont en effet souvent des anciens Restavec, qui n’ont plus de famille et se retrouvent au sein d’un gang.

Afrik : Vous évoquez un chiffre incroyable de 300 000 enfants ainsi réduits à l’esclavage... Pour quelle population ?
Jean-Robert Cadet :
 Il y a 8 millions d’habitants à Haïti, pour une population infantile d’environ 10%. 30% des enfants sont donc des esclaves privés d’éducation, d’amour, de dignité et de tout ce que le pays a à offrir. Ils ne font pas partie de la société. Moi même, je ne connaissais pas l’hymne national de mon pays, lorsque j’étais petit, car on ne me l’avait jamais appris.

Afrik : Peut-il arriver que l’enfant soit finalement bien traité ?
Jean-Robert Cadet :
 C’est très rare. Dans certains cas, les enfants vont à l’école, mais par le biais d’une ONG. Pas mal de foyers reçoivent des enfants. Ils sont censés aller à l’école entre 16 et 18 heures. Mais après avoir amené les enfants du maître à l’école, balayé, passé la serpillière... ils sont complètement épuisés. Et pour ce que j’ai vu, dans ces écoles, les enfants dorment en classe.

Afrik : Même dans les cas où les choses ne se passent pas trop mal, ce n’est pas le fait des maîtres mais plutôt des ONG...
Jean-Robert Cadet :
 Oui. Car les maîtres doivent donner leur permission pour que leur domestique puisse aller à l’école. Et quelquefois, l’enfant y va, mais 2 à 3 fois par semaines. C’était mon cas lorsque j’étais petit. Si mes tâches ménagères n’étaient pas terminées, je ne pouvais pas y aller. Un ami de la famille a même voulu m’emprunter pour travailler chez lui. De toutes les manières, l’enfant qui en amène un autre à l’école, le matin, puis qui y va à son tour l’après-midi, n’est pas intégré à la société.

Afrik : Comment le problème des Restavec est-il perçu par les Haïtiens ?
Jean-Robert Cadet :
 J’ai fait pas mal de discours dans les communautés haïtiennes, à New-York, à Miami... et les gens m’ont dit que j’avais exposé le linge sale du pays. Ils étaient choqués et avaient honte que cela ai pu se savoir. Ils savent que ce n’est pas normal, mais au fond, ils ne veulent pas se le dire. Les Haïtiens, à mon avis, pensent que ce système fait du bien aux enfants, que c’est pour leur bien qu’on le fait. Pour eux, ce n’est pas de l’esclavage. Mais si vous voyez le terme d’esclavage dans le dictionnaire, c’est une personne qui n’est pas payée pour le travail qu’elle effectue, qui n’a aucun droit, qui ne peut pas refuser un ordre de son maître... Après la sortie de mon livre, j’en ai envoyé un exemplaire au Président Aristide. Lui même m’a renvoyé son livre, où, dans le dernier chapitre, il explique qu’il espère un jour que les Restavec mangeront à table avec leurs maîtres ! Cela signifie que ce système d’esclavage est si enraciné dans la culture de ce pays, et que même le président de la République ne le voit pas prendre fin un jour. Les Haïtiens grandissent avec. Les enfants des maîtres que les Restavec amènent à l’école le reproduiront.

Afrik : Vous expliquiez que la seule réponse des autorités consiste à mettre leur manque de moyens en avant. Vous vouliez justement sensibiliser la communauté internationale à la nécessité d’agir, à l’occasion du Bicentenaire de l’indépendance d’Haïti...
Jean-Robert Cadet :
 Lofrsque j’ai été reçu à l’Onu, j’ai demandé à ce que les cérémonies soient boycottées. Car bien que Haïti ait brisé la chaîne de l’esclavage, les Haïtiens ont reproduit le système. Ils ont repris le même chemin. Il y a juste eu un changement de maître. Haïti dépend des aides financières du Canada, des Etats-Unis, de la France et du Japon. Je pense que c’est le bon moment de leur demander de faire pression sur le gouvernement et de conditionner toutes les aides financières au développement de l’éducation et à l’élimination de l’esclavage des enfants. Car la communauté internationale est déjà sur place, avec une base de l’Onu, des soldats français, américains, canadiens... C’est l’occasion d’agir, dans ce pays où le taux d’analphabétisme atteint les 80%. Ces pays demandent une Haïti démocratisée ... mais la démocratie et l’esclavage ne sont pas compatibles.

Afrik : Le monde entier peut faire pression, mais comment faire si les Haïtiens ne sont pas eux-mêmes convaincus que ce système doit cesser...
Jean-Robert Cadet :
 Les Haïtiens ont cette habitude de réduire à la domesticité les gens qu’ils estiment inférieurs à eux. Il y a une hiérarchie selon la couleur de la peau, du plus clair au plus foncé. C’est le travail du gouvernement d’appliquer la loi et de faire en sorte que tous les enfants aillent à l’école. J’ai fait un reportage sur les Restavec qui a été diffusé à la télévision. Après sa diffusion, le gouvernement a demandé à changer le terme de « Restavec » en « adopté informel » ! Ils voulaient changer le nom, mais pas le statut de l’enfant. C’est pour cela que la communauté internationale doit jouer son rôle et faire pression sur le prochain gouvernement haïtien.
Restavec : enfant esclave à Haïti, de Jean-Robert Cadet, aux éditions du Seuil

Mon commentaire : cette interview est intéressante. On a accusé Cadet d'avoir dévoilé les dessous d'Haïti alors que des enfants souffrent le martyr. Première leçon : ouvrons nous mêmes nos fenêtres et nos portes. La honte est de cacher ce qui est atroce et non pas de le dire. Deuxième leçon : je ne suis vraiment pas fanatique des régimes cubains et vénézuéliens. Mais il n'existe pas ces horreurs dans ces deux régimes qui se sont fait un point d'honneur d'éduquer les enfants. Or, on s'aperçoit que l'alphabétisation, c'est-à-dire la possibilité de communiquer est la clef de la situation. Les riches ne veulent pas que les pauvres sortent de leur misère sauf s'il se développe un marché de consommation qui fait que ces pauvres peuvent en s'enrichissant devenir des consommateurs. Mais en Haïti aujourd'hui la seule source de consommation est le Charity business. Des imbéciles heures comme Sean Penn poussent à ce que les gouvernements donnent des subventions sans vérifier leur utilisation : le résultat est qu'elles sont détournées par les possédants mais surtout que ces derniers ont intérêt à ce que la misère perdure. Les restaveks sont l'un des produits de l'histoire de Haïti et de l'incapacité des dirigeants de ce pays à le sortir de l'ornière. Je rappelle que la moitié de l'île est occupée par Saint Domingue où la situation est un peu meilleure.

dimanche 28 octobre 2012

Le martyr des restaveks, les enfants esclaves en Haïti


 Près d’un enfant haïtien sur dix est employé comme domestique et souvent traité comme un esclave. Depuis le séisme du 12 janvier 2010, leur nombre n’a cessé d’augmenter.

La Fondation Maurice A. Sixto, lutte contre la domesticité infantile en Haïti (les “restavèks”)La Fondation Maurice A. Sixto, lutte contre la domesticité infantile en Haïti (les “restavèks”)
Ils sont debout depuis 4 ou 5 heures du matin. Ils ont dormi sous la table de la cuisine de leur maître. Ils ont parfois seulement 6, 8 ou 10 ans. Ils ont balayé, astiqué, récuré toute la journée. Ils ont conduit les enfants du maître à l’école. Ils sont allés chercher de l’eau, du bois, du charbon. Ils ont fait les courses, préparé les repas. Ils n’ont pas mangé à leur faim, ont été battus, insultés, humiliés tout au long du jour. Le soir venu, les plus “chanceux” vont à l’école. Mais pas à la même école que les enfants de leur maître. Non. Ils vont à l’école des restavèks, entre 17 et 20 heures, quand ils sont à moitié crevés, et quand les enseignants n’en peuvent plus eux non plus.

Comme des meubles

Gertrude Séjour, directrice de la Fondation Maurice A. SixtoCe soir-là, Magali Georges, directrice d’une école située rue Bois-Patate, au cœur de la capitale, Port-au-Prince, m’avait ouvert les portes d’une classe de restavèks. Leur maître, un enseignant cette fois-ci, criait davantage qu’il ne leur parlait, et tenait sa classe d’une main de fer. C’était avant. Avant le séisme du 12 janvier 2010. Aujourd’hui, l’école de la rue Bois-Patate n’existe plus, elle s’est effondrée. Et le nombre de restavèks s’est accru de manière vertigineuse. Le recensement de 1998 en avait dénombré 300 000. “Ils sont aujourd’hui au moins 400 000. C’est au moins un enfant haïtien sur dix”, explique Gertrude Séjour, directrice de la Fondation Maurice A. Sixto, qui a pour mission de défendre les droits des enfants en Haïti, en particulier les droits des restavèks. “Le tremblement de terre, en aggravant la précarité et la pauvreté, a fait augmenter très nettement la domesticité infantile”, constate-t-elle.

Le mot créole “restavèk” est dérivé du français “reste avec”. “Ils doivent rester à portée de voix de leur maître”, explique Jean-Robert Cadet, un ancien restavèk et un des rares qui s’en soit sorti, grâce à des études aux Etats-Unis. Ce miraculé, qui vit aujourd’hui entre Cincinnati et Port-au-Prince, a mis sur pied une fondation qui porte son nom, dont le but est la lutte contre le système des restavèks. Les restavèks sont des enfants issus des campagnes pauvres qui ont été confiés à une famille citadine afin d’échapper à la misère. “Ils sont pris par une tante, un oncle ou un cousin qui s’engage à les nourrir et à les envoyer à l’école”, raconte Jean-Robert Cadet. Leur réalité est évidemment tout autre. Si une poignée de restavèks sont bien traités, la majorité d’entre eux sont utilisés comme domestiques, maltraités et ne voient jamais les murs d’une classe. En lieu et place de livres et d’ardoises, ce sont torchons et serpillières qui font leur quotidien, sans espoir d’en sortir la plupart du temps. “Ils sont considérés comme des meubles. Et les filles deviennent des objets sexuels”, explique la cinéaste haïtienne Rachèle Magloire. “Les restavèks filles sont souvent violées, non seulement par le père, mais aussi par les garçons de la famille, renchérit Jean-Robert Cadet. Quand elles tombent enceintes, elles sont mises à la porte.”

Comment les familles biologiques peuvent-elles ainsi confier leur progéniture à une famille où on leur infligera sévices et brutalités ? “Elles perdent la trace de leurs enfants, explique Gertrude Séjour, et ne savent plus ce qu’ils sont devenus.” Jean-Robert Cadet y voit plutôt un certain déni de la réalité. “C’est comme une loterie. Les parents biologiques savent que l’enfant va souffrir. Mais ils gardent toujours un petit espoir de gagner, un petit espoir que leur enfant ira bel et bien à l’école et sera nourri convenablement.” Selon lui, cette pratique répandue serait davantage la conséquence de l’esclavage qui a sévi pendant longtemps sur l’île que la conséquence de la pauvreté. “Les esclaves travaillaient dans les champs et leurs enfants travaillaient chez leurs maîtres. Après l’indépendance en 1804, les Haïtiens ont perpétué ce système, à la seule différence que les maîtres ont changé. Ce n’est pas la pauvreté qui pousse à maltraiter, mais la culture esclavagiste.”

“Il y a des pays aussi pauvres qu’Haïti, 
poursuit Jean-Robert Cadet, où un tel asservissement des enfants n’existe pas. Comme à Cuba, où l’école est obligatoire et où tous les enfants la fréquentent effectivement.” Ecole. Maître mot de la lutte que mène ce rescapé, devenu un restavèk à l’âge de 4 ans, après la mort de sa mère. “Seule l’école pourra vraiment changer les choses, martèle-t-il. Il faut qu’Haïti trouve le moyen d’envoyer tous ses enfants à l’école. Filles et garçons.” La plupart des écoles haïtiennes étant privées, le coût des études est prohibitif pour les familles pauvres. “Même dans les écoles publiques, il faut acheter de nombreuses fournitures, des livres, des uniformes, déplore-t-il. Les parents ne peuvent tout simplement pas.”

Une anomalie

“La domesticité a changé de mains, affirme Gertrude Séjour. Avant, c’était les riches qui avaient des restavèks. L’enfant avait un minimum. Aujourd’hui, ce sont les familles pauvres qui les accueillent, celles qui n’ont pas les moyens de s’offrir une travailleuse domestique ou qui ont tout bonnement besoin d’eux pour pouvoir aller travailler à l’extérieur de la maison.”

Gertrude Séjour et son équipe de la Fondation Maurice A. Sixto effectuent depuis plusieurs mois une tournée à travers Haïti pour sensibiliser la population à la condition des restavèks. “Quand je demande qui a des restavèks à la maison, il y a beaucoup de doigts qui se lèvent.” Ont-ils honte ? “Pas du tout. Pour eux, c’est normal, quand on a six ou sept enfants à soi sur les bras, d’avoir un ou deux restavèks pour servir la maison.” “Le système des restavèks ? C’est une anomalie bien sûr, mais qui répond hélas à un besoin”, m’avait expliqué, avant le séisme de janvier 2010, Myriam Merlet, une militante des droits de la personne. “Il faudra beaucoup de temps pour changer cette tradition profondément ancrée.” A ceux et celles qui pensent qu’Haïti a d’autres chats à fouetter que s’attaquer au système des restavèks et qu’il ne faut pas accabler un pays qui a eu suffisamment de malheur, Jean-Robert Cadet répond de façon catégorique. “Il ne faut pas cacher ce problème-là. C’est justement le temps d’en parler pendant que la communauté internationale est présente et qu’Haïti essaie de repartir sur de nouvelles bases. Il en va de l’avenir des enfants d’Haïti.”

“Comment ces enfants qui n’ont jamais connu l’amour et la dignité pourront-ils aimer leur pays, leur environnement, leurs concitoyens, leurs propres enfants ?”
 demande Gertrude Séjour. Celle qui a pris fait et cause pour les restavèks demeure hantée par les cris d’un garçon entendus un jour dans une rue de Carrefour-Feuilles, un quartier pauvre de Port-au-Prince. Comme les cris d’un supplicié. “La société haïtienne est en train de créer ses propres bourreaux”, conclut-elle.

Ça se passe de l'autre côté de la mer…


Curieux comme tous nos chiens truffiers continentaux, celles et ceux du Monde, de l'Express, du Point (je n'ai pas assez de place pour tous les citer) frémissent d'aise dès que la moindre crapulerie s'exerce en France mais perde leur odorat quand l'équivalent arrive "là-bas". L'acharnement mis sur le domaine de Murtoli voire sur les abus de biens sociaux de la SMS ne trouve par leur équivalence lorsqu'il faut fouiner du côté des grands de ce monde. Un exemple un seul : l'affaire de Relais et Châteaux.
Jaume Tapies : l'actuel président de Relais et Chateaux a signalé avoir été approché par l'ancien Premier ministre Villepin qui lui aurait demandé  de retirer sa plainte. Un tel fait aurait eu lieu en Corse que n'aurait-on entendu ? Mafia, omertà etc.
Un ancien premier ministre

Voici ce que révèle le président de la chaîne hôtelière Relais & Premier ministre Dominique de Villepin, dans un entretien au "Journal du Dimanche" ce 28 octobre.
Jaume Tapies, qui a siégé pendant treize ans au conseil d'administration de la chaîne d'hôtels de luxe avant d'en prendre la direction en novembre 2005, estime avoir été berné par celui qu'il appelle "Machiavel-Bulot".
"Personne n'aurait pu imaginer qu'il avait un compte suisse, puis un compte aux Bahamas, et qu'il participait au pillage de l'association (gérant la chaîne) avec des fonds en espèces," plaide-t-il dans cette première interview depuis que scandale a éclaté au grand jour.
L'hebdomadaire rappelle que la justice enquête notamment sur un système de "nuitées gratuites" offerte à des personnalités dans des Relais & Châteaux.
"Pour ces 'personnalités', il devait effectivement y avoir une liste, mais nous ne l'avons jamais trouvée. La seule personne qui en avait connaissance était Régis Bulot. J'ai changé ce système", assure Jaume Tapies.

Quand un Premier ministre intervient pour un homme soupçonné d'un crime

Il indique par ailleurs avoir été approché par Dominique de Villepin, un ami de Régis Bulot, à la fin 2009, pour lui demander de laisser tomber.
"Via un membre de l'association, Dominique de Villepin m'a fait savoir qu'il voulait me rencontrer. Nous avons convenu d'un déjeuner. J'ai aussitôt prévenu les gendarmes, qui m'ont conseillé de ne pas y aller seul ni avec quelqu'un de ma famille. Je m'y suis rendu avec mon secrétaire général".
"M. de Villepin a dit d'emblée qu'en tant qu'ancien Premier ministre, il s'était renseigné, qu'il avait appelé les gendarmes, et que le dossier était vide. Il a ajouté qu'un président ne devait pas attaquer un autre président, et que cela mettait ma carrière en péril", raconte le responsable.
"Il était clair qu'il voulait que j'arrête, que je retire la plainte. J'ai essayé de lui expliquer qui était vraiment son ami Régis Bulot, mais il avait l'air de ne pas y croire. Qu'un ancien Premier ministre fasse cette démarche me choquait. J'avais devant moi un ancien Premier ministre dont l'ami était à mes yeux un voyou et qui me demandait de laisser tomber cette affaire".

Un rapport accablant

Jaume Tapies révèle que l'escroquerie de Régis Bulot ne se limitait pas à des surfacturation du papier servant à imprimer les guides de la chaîne, mais aussi sur les opérations préalables à leur impression.
"Le rapport m'a été remis récemment et il est accablant. Certaines années, les surfacturations dans ce seul secteur atteignaient 400.000 euros. Nous avons des preuves que ce système existait depuis 1997. Je viens d'adresser ce rapport aux enquêteurs et ils pourront se pencher sur cette nouvelle piste".
"En réalité, c'est toute la chaîne de réalisation du guide qui était pipée. Globalement, j'estime qu'un million d'euros par an partait en fumée, soit environ 30 % de tout ce qui était facturé à Relais & Châteaux pour le guide annuel", estime le responsable.
Ce n'est pas tant le fait qui est choquant (bien que…). Le plus dérangeant est l'écart entre le discours et les faits. La France qui se pique à tout instant de montrer l'exemple au monde (ah le modèle républicain ! En France on pense, on dort, on bouffe et on chie républicain) ne paraît guère exempte de défaut au point d'être classée à la 25e place par Transparency International. 

vendredi 26 octobre 2012

La Corse et les spécialistes


Des mois de silence causés par une certaine lassitude née de l'après grève de la faim. Nous avions échoué à faire libérer Guy Orsoni et, très franchement nous nous trouvions dans une impasse. Ce n'est pas tant la grève de la faim en elle-même que ce sentiment d'impuissance face à ce que j'estime être un véritable déni de justice. 

Depuis des morts ont succédé à d'autres morts : ceux que je connaissais et tous ceux que je ne connaissais pas car contrairement à une idée reçue les Corses ne se connaissent pas tous. 


Et que dire de ces volées de journalistes-étourneaux, de retour ici à chaque coulée de sang, qui se foutent comme de la Corse mais qui vivent ici un exotisme de basse intensité et cherchent pour vendre leur soupe les mots-clefs qui vont accrocher le public continental : mafia, région la plus criminelle etc.

Alors de quoi suis-je fatigué ? Des Corses et de la Corse ? Oui, franchement il m'arrive d'avoir envie de partir très loin, vers l'anonymat comme il m'arrive d'être fatigué de moi-même, de mes inquiétudes, de mes espérances déçues (mais m'éloigner de moi-même est plus difficile). 

Des journalistes continentaux ? Je n'attends rien d'eux. J'en ai connu. Ils vivent par élipses au rythme de leur sujet. Ils errent comme des fantômes à la recherche d'une renommée qui les placeraient au-dessus de leurs collègues. Je généralise ? Certainement comme eux le font avec nous. Mais ilss finissent-ils par m'énerver à force d'ignorance et d'inculture (ah le caricatural débat entre les journalistes Vernes et Constanty sur le plateau de C à dire! pour savoir qui avaient reçu le plus de confidences des autorités sur la voyoucratie corse) et souvent d'auto-satisfaction (moi je connais la Corse et moi seul). 

Quelques-uns malgré tout se situent (en matière d'analyse et pas d'humanité) au-dessus de leurs confrères. Mais ils sont obligés eux aussi de se soumettre à la tyrannie des mots-clefs. Je pense particulièrement à Jacques Follorou qui porte sur la Corse un regard déformé par son obsession sécuritaire et, comment dire, sa corsophobie. Mais il analyse avec beaucoup de finesse le phénomène criminel insulaire même s'il use et abuse du terme de mafia. Il avait bien saisi la différence entre la démarche de Jean-Jé Colonna, corse du sud et féodal et celle des Bastiais, plus "moderne", moins affective plus tournée vers le profit à tout prix. Toujours ce syndrome de Vizzavona et les éternelles différences entre la Haute Corse (u Cismontu) et la Corse-du-sud (u Pumontu).

Autre analyse intelligente : celle du juge Thiel. Lui aussi pèche par un excès sécuritaire. Il est atteint de ce paradoxe très français à vouloir concilier le pays réel cher à Mauras, la France monarchique et le pays imaginaire, celui de Michelet, le troubadour de la République royaliste française. 

Car la vertu de la République qu'il invoque pour justifier sa démarche  n'existe que dans les discours officiels et certainement pas dans les dossiers qu'il a à traiter. Elle est idéalisée et fantasmatique. Il s'est un jour trouvé compagnon de route  de Chevènement, cet moraliste de gauche qui vit en HLM bien que recevant des émoluments qui le placent parmi les 3 % supérieurs en matière salariale, foutu modèle républicain ce mister Bean de la politique. 
Mais souvent, les coups de gueule du juge hirsute et ursidé sont souvent justes et salutaires. Il est la bête noire des nationalistes qui ont souvent du mal à accepter la logique démocratique qui veut que l'auteur d'un attentat soit condamné par la loi. Et ce qu'elles que soient les justifications des plastiqueurs. Quant au juge, il ne fait que son travail. Il paraît que Thiel est anti-corse. C'est possible mais je n'en suis pas sûr. 

Pour en revenir aux continentaux intelligents qui observent la Corse (il y en a), ils peinent à proposer des solutions au problème que nous posons à la France. Follorou et Thiel ont une réponse basique : plus de moyens pour mieux réprimer et faire respecter le modèle républicain. Oui mais quel modèle ? Celui des vedettes de Taiwan, de Karachi, des fonds secrets, des ripoux de la BAC nord ? Je ne réduis évidemment pas la France à ses déviances comme la Corse ne saurait être réduite à sa criminalité. Mais je crois néanmoins que ces glissements (autrement plus importants que ce qui est reproché à la Corse) sont des productions suis generis. Les considérer comme des maux ayant des causes extérieures revient à adopter une attitude fausse mais aussi inopérante. 

C'est l'attitude de ces obsédés de la sécurité qui affirment que le mal est le contraire du bien. Ils sont complémentaires. Le mal est, dans l'histoire d'une société humaine, une appréciation moraliste posée à un instant T sur un phénomène qui le lendemain peut être jugée de manière exactement contraire. Tuer est un crime en temps de paix (sauf pour les services secrets), c'est un "devoir" en temps de guerre. 

Les pairs du juge Thiel estimaient que torturer ou assassiner des Algériens jusqu'aux accords d'Evian était excusable. Un peu avant, les magistrats ont massivement participé à la répression contre les Résistants ou les Juifs. Les mêmes ont ensuite jugé et condamné les collabos qu'hier ils servaient. 

Tout est affaire de conscience personnelle (comme la foi) et ça s'arrête là. Le reste n'est qu'un pauvre décorum indispensable planté par les petits humains pour permettre à l'illusion démocrate de guider nos sociétés aisées. Et il est exact que l'illusion démocrate vaut mieux que l'illusion tyrannique. Mais soyons conscients qu'aux États-Unis par exemple, la plus grande démocratie du monde auto-proclamée, seulement 45 % des citoyens votent. Le reste s'en fout ou alors il est tellement martyrisée par la crise sociale que l'expression démocratique est bien le cadet de leur souci.

C'est aux peuples de tailler leur chemin en acceptant que leurs défaites soient leurs propres défaites et leurs victoires leurs propres victoires. Mais alors il faut accepter que le peuple corse est différent de cet ensemble composite qu'on appelle le peuple français. 

Ce qui m'insupporte dans le discours républicain c'est le ton moraliste de personnes qui mettent toujours en exergue la Corse pour la stigmatiser alors que le pire est commis sous leurs yeux et dans leur pays. 

De l'autre côté, ce qui m'agace chez les militants nationalistes (et chez les militants en général) est leur façon de toujours désigner des boucs émissaires toujours situés à l'extérieur. Les actes de nos enfants sont aussi le produit de la manière dont nous les avons élevés. Je pense au culte des armes, à l'approbation silencieuse de la violence, à l'idée que l'état est là pour nous nourrir sans contrepartie etc. 

Bon j'en ai fini pour aujourd'hui. Je n'ai pas de solutions immédiaes aux difficultés que nous rencontrons. Mais je préfère agir sur ce qui se trouve à ma portée plutôt que de dénoncer en pure perte les actes de ceux qui ne changeront pas. Amen !