Le photographe Emmanuel Sailler était mon ami.
Il se donna la mort le jour anniversaire de ses cinquante ans. Il fut l’un de
ceux qui comprit le mieux la Corse. C’est lui qui prit une photo à Sartène un
jour d’automne et dont j’ai gardé mémoire : un événement sans importance avait
créé un certain désordre dans une ruelle de la ville.
Aussitôt deux sœurs étaient apparues à l’une de
ces fenêtres dotées de ces persiennes que l’on nomme “jalousies”. La photo ne
nous apprend rien de ces vieilles dames qui se retirèrent rapidement du champ
photographique . “ A vita hè
un’affacata à u balconu” : “La vie est une apparition à la fenêtre” dit un
dicton corse.
Chaque jour, je regarde grandir mes enfants. Je
suis à l’automne de ma vie et je profite comme jamais de ces jeunes pousses qui,
chaque mois, changent. Mes deux garçons et ma fille s’allongent, raisonnent,
rouspètent, se révoltent, pleurent. Ils sont un hymne à la vie, mon amie.
Chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles m’émerveillent. Je suis
heureux de savoir qu’ils continueront après moi.
Je vous parlais des aspects parfois peu
glorieux de la Corse. Cet automne, des hommes et des femmes d’origine
maghrébine ont été victimes d’actes racistes. Les enfants nous rapportent
parfois de l’école les propos de certains de leurs camarades qui, à l’instar de
leurs parents, stigmatisent l’étranger. La Corse n’a pas plus de propension au
racisme que n’importe quelle autre province. Elle distille une quantité égale
de bonté et de bêtise. Mais la fragilité de notre culture, notre faible nombre
poussent certains de nos compatriotes à verser dans ce que je considère comme
un méprisable comportement panurgien. Au nom d’une prétendue supériorité, ils
considèrent les différences comme les signes d’une infériorité. Tu vois, ma
grande, sur ce point là au moins, je n’ai guère changé. Je m’indigne, je
m’insurge, je gueule toujours autant. Je suis libre, libre de mes propos, libre
de mes actions. Personne ne me dictera jamais ma conduite.
J'ai retrouvé cette
photo qui me représente au printemps de mon existence lorsque nous nous
connûmes. J’avais dix-huit ans et nous étions amoureux. J'étais prétentieux avec cette morgue des jeunes chiens qui ne doutent de rien. Marianne affirme aujourd'hui que, de
cette grâce juvénile, elle n’a reçu que les vestiges. L’automne ne sera jamais
le printemps et je ne suis plus le même.
Week-end de longue marche dans la forêt. Les
longs fûts et les couleurs fauves me rappellent celle de Compiègne où nous
aimions flâner. Au débouché d’un petit chemin, en descendant vers un torrent,
nous sommes tombés sur un casonu, une de ces maisonnettes en pierres sèches
encore utilisée par un berger ou un charbonnier. Je ne sais d’ailleurs plus si
ce métier existe encore lui qui nourrit la Corse durant des décennies. Une
vieille dame a offert des châtaignes aux enfants. Je n’ai jamais aimé ces
fruits que Grand-Mère dévorait avec passion. Ils lui rappelaient son enfance,
Serra di Scupamè, les caresses maternelles, l’affection de ses grands frères.
Il reste encore des traces de cette Corse
d’autrefois. Quelques boutiques étonnantes, véritables cavernes d’Ali Baba où
l’on trouve en vrac de la nourriture, des ustensiles, des habits. L’odeur y est
particulière faite de vieux lard, de charcuterie fraîche, de savon de
Marseille : un festival d’impressions qui mènent à des temps anciens,
presque à une autre civilisation.
Non, ma tendre amie, je me complais pas dans
l’ambiance douce-amère de ce qui a été. Mais il est important de “se rappeler”
tel un arbre qui se souvient de la terre grâce à ses racines. La mémoire est
souterraine. Comme l’eau, elle s’écoule dans les tunnels de notre inconscient
pour jaillir en des instants parfois surprenants. Elle agit alors comme un
soleil.
L’automne en Corse révèle les parcours de vie.
Sgiò Paulu Pà est resté quelque part dans le labyrinthe de ses souvenirs. Il
n’a pas réussi à s’échapper de cette prison qui lui est devenue douce comme le
miel.
Instant d’années, instants figés. Discrets en
été, certains personnages se révèlent quand les châtaigniers rougissent. J’ai
connu ces cousins de mon grand-père qui revêtaient la veste de velours noir, la
chemise à carreau et la ceinture rouge quand le jean s’imposait à tous. Ils
restaient attachés à l’époque de leurs parents. Leur monde s’est arrêté comme
les aiguilles d’une vieille montre à gousset. J’en ai croisé qui me procuraient
des sentiments paradoxaux. J’avais été nourri aux récits de la guerre de 14-18
et d’une Corse que je n’avais pas réellement connue. Je regarde ces personnages
se mouvoir avec l’émerveillement d’un voyageur du temps. Mais, au plus profond
de moi-même, je ressens leur souffrance, leur difficulté à vivre en un temps où
chaque événement devient pour eux une blessure. La Corse en automne est placée,
entre deux saisons, entre deux moments, entre deux vies.
Peut-être est ce la raison pour laquelle je
l’affectionne tout particulièrement. Mon âge est automnal. La douceur du climat
est pourtant grosse des froidures hivernales. Nous le savons et nous cherchons
à profiter des ultimes chaleurs de l’été passé.
Temps entremêlés et espaces mélangés. L’ancien
et le nouveau se côtoient en Corse d’une façon tragique et comique. Sur le cours Grandval d’Ajaccio de vieilles dames toutes
vêtues de noir avancent doucement appuyées à de jolies jeunes filles. La douceur de ces jeunes
femmes me laisse à penser , ma douce amie, qu'en Corse se cache aussi une infinie gentillesse et que l’automne leur va bien. Je rêve aussi que ces vieilles dames furent en leur temps de frêles jeunes filles qui aidaient aussi leurs mères. La roue tourne, mon amie, et j'en suis aux deux-tiers de mon chemin.
La Corse vieillit et veille sur sa progéniture
comme sur le basilic à la fenêtre. Nous élevons ainsi une génération de veaux
sous la mère, i vitiddoni. Nous sommes lucides sur les enfants du voisin mais
aveugles sur les nôtres.
Les miens d’ailleurs sont parfaits ! Trois
enfants, mon amie, c’est déjà une petite armée à dominer chaque jour, chaque
matin et chaque soir. L’entretien de cette troupe requiert énergie, volonté et
discipline. J’ai l’âge des câlins et des baisers. Je n’ai plus celui de la
patience et des explications. Je vieillis, mon amie, je vieillis par à coups et
dans ma tête parfois les souvenirs se ramassent à la pelle. La Toussaint s’est
bien passée. La pluie, les petites lumières, le passé qui s’estompe…
Mille affections à vous qui êtes en moi pour
l'éternité.
je ne vous connais pas (je cherchais sur le web la signification du proverbe que vous citez) mais vous écrivez bien et avec tant de mélancolie que cela m'a ému. D'autant que je suis aussi à l'automne de ma vie...Continuez!
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