Soleil,
soleil encore, soleil toujours… Le raz-de-marée touristique a touché les côtes
de notre île. Deux heures pour faire les courses, une heure pour se garer sur
la route qui mène à la plage. Vous me verriez, ma chère amie, le cou entouré
d’une ou deux bouées en forme de canard, ma taille de bourdon prise dans une
ceinture qui elle-même soutient trois seaux, trois pelles et trois râteaux.
J’avance en grognant comme si j’étais à moi seul l’armée de l’Empereur. Je
grogne mais j’avance. Et je suis certain de ne pas aimer l’été en Corse. Trop
de monde, trop de repas, trop de tout. Je sens bien pourtant, au fond de moi-même
que cette période est indispensable pour renouveler les contacts avec les amis
du continent dans un nécessaire mouvement. Mais le soir, je m’assoupis tandis
qu’au loin, vers la mer, le bruit d’un bal vespéral emplit la nuit jusqu’aux
premières lumières du jour.
La
Corse vit alors au maximum de ses possibilités pour accumuler de l’argent, de
l’énergie et de la rancœur. Je vous l’ai déjà dit mais La Corse a besoin de cet
argent estival mais elle continue, au plus profond d’elle-même, d’en refuser
les modalités de gain. Nous restons ces hommes et ces femmes de la montagne
pour qui rien n’a de prix sinon l’apparence de l’honneur. L’esprit marchand
appartient aux côtiers, aux marins, aux passeurs. Le contraire de ce que nous
sommes. Nous restons des sentinelles. Nous craignons dès lors qu’est fixée la
valeur d’une transaction de nous être trompés, de nous faire tromper et pire
encore de nous vendre nous-mêmes.
Le
monde extérieur nous prend d’assaut et nous prend tout court. Nous avons perdu
la boussole de notre propre existence. Du coup, nous piétinons, nous
ratiocinons. Nous nous référons sans cesse à un passé que nous revisitons et
habillons d’une noblesse imaginaire qui rend parfois médiocres nos efforts
présents. Nous n’aimons pas l’argent et à cause de cela nous le brûlons dans le
jeu, dans la vie. Nous ignorons ce qu’est l’investissement.
J’ai
conservé une photo sur laquelle je me trouve avec mon frère, mon grand-oncle
Xavier et Battì à Bonifacio. Nous avons six ans peut-être. Mon grand-oncle
incarne pour moi cette Corse qui, après avoir réussi sur le continent, ne
parvint plus jamais à retrouver sa place dans le village. “Quand je suis ici,
me disait-il, je voudrais être à Marseille et quand je suis à Marseille je ne
rêve que du village.”.
Le
jour de votre adieu, ma douce amie, le 28 juillet, à l'heure où blanchit
la montagne, je partirai, le cœur dans le vague de votre âme. Je marcherai les
yeux fixés sur mes pensées, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun
bruit, seul, ne regardant ni l'argent du jour qui monte au loin, ni les voiles
qui glissent sur les flots.
Et
quand j'arriverai, en haut, au plus près de votre demeure, je lancerai vers le
ciel mes pensées les plus douces. Saisissez-les et conservez-les comme le
parfum d’une fleur qui fut et ne sera jamais plus. Vous me raconterez, lorsque
nous nous retrouverons, ce que fut votre grand voyage. Et, au fait, comment
vont Anne, Jordi, Alain ? Et mon frère, et mes grands-parents ?
Marianne
et moi, nous nous sommes mariés un été au village. Le saviez-vous ? Elle
était belle comme le jour, tout d’orange vêtue et coiffée d’un chapeau aux
couleurs assorties. Don Jacques Culioli, adjoint au maire et mon parent, nous a
mariés unis dans notre maison. J’étais heureux, pas forcément à l’aise dans le
costume que j’avais acheté pour la circonstance. Il faisait chaud et le
champagne montait à la tête. Swann, notre bébé, passait de bras en bras.
Vannina, notre grande fille, la vôtre, souriait.
La
vie est étrange, ma douce amie, car seul votre départ a permis cet heureux
événement. J’aurais tout donné pour qu’il ait eu lieu et tout donné pour qu’il
n’existât jamais. La vie est une somme de paradoxes qu’il ne faut surtout pas
chercher à ordonner. La Corse aussi.
Marianne
et nos enfants adorent l’été. Elle retrouve ses amies, leurs enfants
progénitures pendant quelques semaines. Ce n’est alors qu’une folle course dans
la maison et le jardin. Dix chérubins qui hurlent, qui rient, qui se disputent
et qui crient, voilà la recette du bonheur qui fâche dans l’instant le vieil
ours que je suis devenu. L’énergie qu’exige le simple fait de se mouvoir en
Corse l’été est phénoménale, mais le paradis doit quand même même ressembler à
une maternelle en désordre.
J’ai
beaucoup pensé à vous, ma tendre amie, lorsque nous sommes montés aux bergeries
de Cagna. Au sommet de la chaîne faîtière insulaire, il est un combat de géants
granitiques désormais figés pour l’éternité. Et au cœur de cette lutte de blocs
immenses, s’est niché un petit village regroupé autour d’une source fraîche. Il
y a un siècle, la famille de ma grand-mère y montait à la fin du printemps afin
d’échapper aux miasmes de la côte paludéenne. Il y règne une quiétude et une félicité
qui ne sauraient se raconter. Il faut seulement les vivre quand, en fin
d’après-midi, le vent d’ouest vient caresser les lieux. Après cinq minutes de
marche, on accède à un promontoire qui domine la plaine de Figari jusqu’à
Bonifacio tandis que s’étend à quelques encablures l’immense Sardaigne.
Je
vois le bout de mon petit continent et j’aperçois sa tranquille continuation
géographique. Là-bas, vit un autre peuple qui, pourtant nous y est si proche.
Marianne et moi l’avons visitée quelques jours durant. Une révélation !
Les Sardes sont accueillants, disciplinés, cultivés. Tout le contraire de ce
que le noir légendaire corse m’avait laissé penser. Le Sarde de mon enfance
reste nimbé de crasse, d’ivrognerie et de pauvreté. Dans les îles les préjugés
ont la vie dure. Car il paraît qu’eux sont persuadés que nous sommes un
peuple de bandits.
Un
âne braie dans la plaine et son long cri désespéré monte jusqu’à nous. Je
montre à mes enfants les lieux qu’autrefois mes grands-parents me désignèrent
depuis le même rocher. Il y a cinquante ans déjà. Beaux étés qui furent, qui
sont et qui seront. Vingt ans que vous m'avez quitté. Vingt ans durant lesquels
il ne fut pas une journée durant laquelle je vous ai oubliée. Vingt ans à vivre
ma vie qui n'est plus la nôtre mais qui est aussi pleine de bonheurs et parfois
de chagrins, de combats et de détente.
Je vis, mon amie, en
espérant parfois autre chose, me retournant sur ce qui ne reviendra plus. Je
tente alors de repousser la nostalgie. Je vieillis et vous restez immuable,
belle comme au souvenir de nos vingt ans. Vingt ans déjà… Et le temps a filé
entre mes doigts comme le sable de la plage.
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