jeudi 5 avril 2012

Lettre à celle qui n'est plus et pourtant si présente (L'automne 1)


Ma douce amie, les enfants ont repris le chemin de l’école et c’est l’automne. Vingt ans et quelques poussières de temps que vous m'avez quitté. Vingt ans qui ont passé comme le souffle du vent de septembre, caressant et doux avec pourtant votre image qui me déchire le cœur quand elle s'impose à moi. Je pense alors à ce si beau portrait de vous que j'ai intégré à la Terre des Seigneurs. Vous aviez vingt ans et la vie devant vous. Les années ont légèrement passé la photo mais vous êtes telle qu'en mes souvenirs: lointaine, mystérieuse et si belle.

Hier, mes grands-parents me parlaient d’u vaghjimu, la période qui voyait les habitants de la montagne redescendre vers les habitations de la plaine. La période caniculaire passée, le moustique anophèle était censé ne plus représenter de danger pour l’homme. Pourtant, longtemps la malaria tua en Corse plus que tout autre fléau. Quant à moi, je suis arrivé après l’éradication du mal et je n’ai que de doux souvenirs de cette saison du retour.
Quelque temps après la naissance de notre fille Vannina, nous sommes allés dans mon village. Nous nous sommes pris en photo sur la terrasse de la maison familiale à un an d’intervalle. On vous y voit de profil regardant votre bébé. Un an plus tard, Vannina porte de bouclettes. Je la tiens comme je peux contre moi. J’ai une allure d’adolescent et le souvenir d’un grand bonheur. Grand-Père et Grand-Mère ne savaient pas comment se comporter avec l’enfant. Il lui embrassait le bout des doigts en le bénissant. La famille s’agrandissait et cela les rassurait.

Un mois auparavant, vous aviez accouché à l’ancienne. Dix heures de souffrance durant lesquelles je tournais autour de votre lit sans trop savoir quoi faire. Vous aviez alors tissé une relation avec Solange, la sage-femme, une relation que je devinais intense, unique et belle. J’en fus secrètement un peu jaloux comme un homme peut être jaloux de ces mystères féminins qui lui sont à jamais fermés. Nous n’avons jamais revu Solange mais l’instant précieux avait continué de vivre en nous.

Les baies de l’arbousier teintaient le maquis de gouttelettes rouges. Nous nous baladions sur la route, le bébé sur le ventre, tranquillement, avec une insouciance qui laissait toute sa place à des moments de plénitude qui n’exigeaient que d’être dégustés au présent.

La vigne d’u Corbu, que nous longions lors de nos promenades, est aujourd’hui abandonnée. Étant jeunes, mon frère et moi participions aux maigres vendanges du village. Il restait dans ces années-là, trois vignes qui donnaient une mauvaise piquette. Mais c’était notre piquette, celle d’i Culioli à nulle autre comparable. Notre plaisir était de piétiner les grappes dans la cuve et de voir couler le jus. L’un des propriétaires était Andria l’Amiricanu, un vieil anarchiste qui avait connu Sacco et Vanzetti aux États-Unis. Puis, ruiné par la crise de 1929, il était revenu à Chera. Quelques jours à peine, après son retour, les “seigneurs” de Bonifacio, les Carrega, alliés aux Rocca Serra, avaient exigé des paysans du coin qu’ils descendent à la plaine pour jouer les rabatteurs de sanglier. Le propriétaire de la compagnie maritime, Monsieur Frayssinet, dont ils étaient les concessionnaires, désirait chasser le gibier. Pas question de refuser ! On ne pouvait dire non aux familles régnantes. Rempli de honte, il avait donc été hurler dans le maquis en espérant de tout son cœur que l’animal s’échapperait.

Autre propriétaire : Ghjaseppu di a tarra nera, un vieil adjudant à la retraite, marié à a Maestra l’institutrice. Il possédait outre l’attirail du parfait vendangeur la dernière traction avant du village qu’il sortait pour les grandes occasions.

Retour au présent : aux feux des incendiaires ont succédé les feux de l’écobuage. Partout des longues colonnes de fumée s’élèvent dans le ciel et se tordent au gré des vents. Le regain d’activité jardinière des retraités permet de croire à la perpétuation des traditions. Hier on brûlait les déchets de l’essouchage. Aujourd’hui ce n’est plus que de l’herbe tondue.
Hier, mon amie, je suis descendu au village. Je ne m’y rends plus guère. Il est situé à deux heures et demie d’Ajaccio. La maison est petite. Et puis trois enfants dans ce petit espace restreint créent une atmosphère vite insupportable. Nous y allons pour que mes parents puissent profiter de leurs petits-enfants. Mais le remue-ménage enfantin les fatigue vite. Papa venait d’avoir quatre-vingts ans et Maman soixante-seize. Je ne les ai pas vus vieillir. Aujourd'hui Maman a rejoint le monde où j'espère que vous avez trouvé la paix.

Vous souvenez-vous de la route qui longe la côte ouest ? Lorsque nous l’empruntions à l’automne, nous ne manquions jamais de nous arrêter à Roccapina face au lion de pierre. Puis nous abordions le tournant du grand sud et nous nous sentions chez nous. Je ne manque jamais ce pèlerinage. Aujourd’hui, j’ai parcouru cinquante kilomètres en ne rencontrant pas plus de vingt voitures. La Corse est un magnifique désert, mon amie. Et qui ne vit pas cette solitude ne peut connaître ce sentiment ambivalent d’un bonheur qui frise à chaque seconde la neurasthénie. L’homme On est écrasé derrière lui à l’arrière par les montagnes et tandis qu’on se perd à l’avant devant dans l’immensité du ciel et de la mer. On se sent si petit qu’on voudrait parfois devenir un héros, quelqu’un qui serait être enfin reconnu par d’autres que les siens. On aspire à l’Ailleurs. 

On voudrait hurler aux rochers, au maquis qu’on vit. Une île est un lieu clos qui donne en tout point sur l’eau. Selon le philosophe Jean Toussaint Desanti, la mer représentait pour les Grecs anciens un pandros un chemin. Je n’y crois pas. Il existe deux sortes de Méditerranéens, ceux des ports et ceux des porcs, les derniers étant de la montagne, “quiddi di i porti è quiddi di i porchi”. Les premiers ont l’esprit ouvert sur l’au-delà des flots. Les seconds ont l’esprit fermé par leurs vallées et leurs montagnes. Les premiers pensent à l’horizontale et rêvent d’élever des tours verticales. Les seconds pensent à la verticale et n’envisagent les rapports humains qu’horizontalement. Ici on ne “calcule” pas un homme à sa compétence, à son savoir mais à sa capacité à se mesurer à l’autre d’égal à égal, à le dominer par les liens que l’on possède avec sa fratrie. La montagne ne crée pas de modernité. Elle perpétue l’errance et le tribalisme.

L’automne est la saison de la réflexion du soir avant la nuit. Le passage de l’été finissant à l’automne vagissant est celui de la décompression et de la prise en compte des réalités. Les prix baissent d’un tiers. Les commerçants font les comptes. Les plasticages reprennent. La routine hélas !

J’ai peut-être un peu moins pensé à vous, ma tendre amie. La reprise du travail, de l’école… Je sais pourtant que l’absence d’êtres tels que vous laisse uns stigmate définitif chez ceux qui eurent le bonheur de les connaître. Ou peut être est-ce une blessure à jamais ouverte. Car j’ai cru que j'aurais pu non vous oublier mais rendre plus lointain votre souvenir. Je sais désormais certain que ma vie durant je vivrais avec lui parfois doux comme du miel parfois amer comme certaines herbes de Pâques.

Tendres pensées.

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