Ma douce amie, les enfants ont repris le chemin de
l’école et c’est l’automne. Vingt ans et quelques poussières de temps que vous
m'avez quitté. Vingt ans qui ont passé comme le souffle du vent de septembre,
caressant et doux avec pourtant votre image qui me déchire le cœur quand elle
s'impose à moi. Je pense alors à ce si beau portrait de vous que j'ai intégré à
la Terre des Seigneurs. Vous aviez vingt ans et la vie devant vous. Les années
ont légèrement passé la photo mais vous êtes telle qu'en mes souvenirs:
lointaine, mystérieuse et si belle.
Hier, mes grands-parents me parlaient d’u
vaghjimu, la période qui voyait les habitants de la montagne redescendre
vers les habitations de la plaine. La période caniculaire passée, le
moustique anophèle était censé ne plus représenter de danger pour l’homme.
Pourtant, longtemps la malaria tua en Corse plus que tout autre fléau. Quant à moi, je suis arrivé après l’éradication du mal et je n’ai que de doux
souvenirs de cette saison du retour.
Quelque temps après la naissance de notre fille
Vannina, nous sommes allés dans mon village. Nous nous sommes
pris en photo sur la terrasse de la maison familiale à un an d’intervalle. On
vous y voit de profil regardant votre bébé. Un an plus tard, Vannina porte de
bouclettes. Je la tiens comme je peux contre moi. J’ai une allure d’adolescent
et le souvenir d’un grand bonheur. Grand-Père et Grand-Mère ne savaient pas
comment se comporter avec l’enfant. Il lui embrassait le bout des doigts en le
bénissant. La famille s’agrandissait et cela les rassurait.
Un mois auparavant, vous aviez accouché à
l’ancienne. Dix heures de souffrance durant lesquelles je tournais autour de
votre lit sans trop savoir quoi faire. Vous aviez alors tissé une relation avec
Solange, la sage-femme, une relation que je devinais intense, unique et belle.
J’en fus secrètement un peu jaloux comme un homme peut être jaloux de ces
mystères féminins qui lui sont à jamais fermés. Nous n’avons jamais revu
Solange mais l’instant précieux avait continué de vivre en nous.
Les baies de l’arbousier teintaient le maquis de
gouttelettes rouges. Nous nous baladions sur la route, le bébé sur le ventre,
tranquillement, avec une insouciance qui laissait toute sa place à des moments
de plénitude qui n’exigeaient que d’être dégustés au présent.
La vigne d’u Corbu, que nous longions lors de nos
promenades, est aujourd’hui abandonnée. Étant jeunes, mon frère et moi
participions aux maigres vendanges du village. Il restait dans ces années-là,
trois vignes qui donnaient une mauvaise piquette. Mais c’était notre piquette,
celle d’i Culioli à nulle autre comparable. Notre plaisir était de piétiner les
grappes dans la cuve et de voir couler le jus. L’un des propriétaires était
Andria l’Amiricanu, un vieil anarchiste qui avait connu Sacco et Vanzetti aux
États-Unis. Puis, ruiné par la crise de 1929, il était revenu à Chera. Quelques
jours à peine, après son retour, les “seigneurs” de Bonifacio, les Carrega,
alliés aux Rocca Serra, avaient exigé des paysans du coin qu’ils descendent à
la plaine pour jouer les rabatteurs de sanglier. Le propriétaire de la
compagnie maritime, Monsieur Frayssinet, dont ils étaient les concessionnaires,
désirait chasser le gibier. Pas question de refuser ! On ne pouvait dire
non aux familles régnantes. Rempli de honte, il avait donc été hurler
dans le maquis en espérant de tout son cœur que l’animal s’échapperait.
Autre propriétaire : Ghjaseppu di a tarra
nera, un vieil adjudant à la retraite, marié à a Maestra l’institutrice. Il
possédait outre l’attirail du parfait vendangeur la dernière traction avant du
village qu’il sortait pour les grandes occasions.
Retour au présent : aux feux des incendiaires
ont succédé les feux de l’écobuage. Partout des longues colonnes de fumée
s’élèvent dans le ciel et se tordent au gré des vents. Le regain d’activité
jardinière des retraités permet de croire à la perpétuation des traditions.
Hier on brûlait les déchets de l’essouchage. Aujourd’hui ce n’est plus que
de l’herbe tondue.
Hier, mon amie, je suis descendu au village. Je ne
m’y rends plus guère. Il est situé à deux heures et demie d’Ajaccio. La maison
est petite. Et puis trois enfants dans ce petit espace restreint créent une
atmosphère vite insupportable. Nous y allons pour que mes parents puissent
profiter de leurs petits-enfants. Mais le remue-ménage enfantin les fatigue
vite. Papa venait d’avoir quatre-vingts ans et Maman soixante-seize. Je ne les
ai pas vus vieillir. Aujourd'hui Maman a rejoint le monde où j'espère que vous
avez trouvé la paix.
Vous souvenez-vous de la route qui longe la côte
ouest ? Lorsque nous l’empruntions à l’automne, nous ne manquions jamais
de nous arrêter à Roccapina face au lion de pierre. Puis nous abordions le
tournant du grand sud et nous nous sentions chez nous. Je ne manque jamais ce
pèlerinage. Aujourd’hui, j’ai parcouru cinquante kilomètres en ne rencontrant
pas plus de vingt voitures. La Corse est un magnifique désert, mon amie. Et qui
ne vit pas cette solitude ne peut connaître ce sentiment ambivalent d’un
bonheur qui frise à chaque seconde la neurasthénie. L’homme On est écrasé
derrière lui à l’arrière par les montagnes et tandis qu’on se perd à l’avant
devant dans l’immensité du ciel et de la mer. On se sent si petit qu’on
voudrait parfois devenir un héros, quelqu’un qui serait être enfin reconnu par
d’autres que les siens. On aspire à l’Ailleurs.
On voudrait hurler aux rochers,
au maquis qu’on vit. Une île est un lieu clos qui donne en tout point sur
l’eau. Selon le philosophe Jean Toussaint Desanti, la mer représentait pour les
Grecs anciens un pandros un chemin. Je n’y crois pas. Il existe deux sortes
de Méditerranéens, ceux des ports et ceux des porcs, les derniers étant de la
montagne, “quiddi di i porti è quiddi di i porchi”. Les premiers ont l’esprit
ouvert sur l’au-delà des flots. Les seconds ont l’esprit fermé par leurs
vallées et leurs montagnes. Les premiers pensent à l’horizontale et rêvent
d’élever des tours verticales. Les seconds pensent à la verticale et
n’envisagent les rapports humains qu’horizontalement. Ici on ne “calcule” pas
un homme à sa compétence, à son savoir mais à sa capacité à se mesurer à
l’autre d’égal à égal, à le dominer par les liens que l’on possède avec sa
fratrie. La montagne ne crée pas de modernité. Elle perpétue l’errance et le
tribalisme.
L’automne est la saison de la réflexion du soir
avant la nuit. Le passage de l’été finissant à l’automne vagissant est celui de
la décompression et de la prise en compte des réalités. Les prix baissent d’un
tiers. Les commerçants font les comptes. Les plasticages reprennent. La routine
hélas !
J’ai peut-être un peu moins pensé à vous, ma tendre
amie. La reprise du travail, de l’école… Je sais pourtant que l’absence d’êtres
tels que vous laisse uns stigmate définitif chez ceux qui eurent le bonheur de
les connaître. Ou peut être est-ce une blessure à jamais ouverte. Car j’ai cru
que j'aurais pu non vous oublier mais rendre plus lointain votre souvenir. Je
sais désormais certain que ma vie durant je vivrais avec lui parfois doux comme
du miel parfois amer comme certaines herbes de Pâques.
Tendres pensées.
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