jeudi 12 avril 2012

Lettre à celle qui n'est plus et pourtant si présente (L'automne 2)


Le photographe Emmanuel Sailler était mon ami. Il se donna la mort le jour anniversaire de ses cinquante ans. Il fut l’un de ceux qui comprit le mieux la Corse. C’est lui qui prit une photo à Sartène un jour d’automne et dont j’ai gardé mémoire : un événement sans importance avait créé un certain désordre dans une ruelle de la ville.
 
Aussitôt deux sœurs étaient apparues à l’une de ces fenêtres dotées de ces persiennes que l’on nomme “jalousies”. La photo ne nous apprend rien de ces vieilles dames qui se retirèrent rapidement du champ photographique .  “ A vita hè un’affacata à u balconu” : “La vie est une apparition à la fenêtre” dit un dicton corse.
Chaque jour, je regarde grandir mes enfants. Je suis à l’automne de ma vie et je profite comme jamais de ces jeunes pousses qui, chaque mois, changent. Mes deux garçons et ma fille s’allongent, raisonnent, rouspètent, se révoltent, pleurent. Ils sont un hymne à la vie, mon amie. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles m’émerveillent. Je suis heureux de savoir qu’ils continueront après moi.

Je vous parlais des aspects parfois peu glorieux de la Corse. Cet automne, des hommes et des femmes d’origine maghrébine ont été victimes d’actes racistes. Les enfants nous rapportent parfois de l’école les propos de certains de leurs camarades qui, à l’instar de leurs parents, stigmatisent l’étranger. La Corse n’a pas plus de propension au racisme que n’importe quelle autre province. Elle distille une quantité égale de bonté et de bêtise. Mais la fragilité de notre culture, notre faible nombre poussent certains de nos compatriotes à verser dans ce que je considère comme un méprisable comportement panurgien. Au nom d’une prétendue supériorité, ils considèrent les différences comme les signes d’une infériorité. Tu vois, ma grande, sur ce point là au moins, je n’ai guère changé. Je m’indigne, je m’insurge, je gueule toujours autant. Je suis libre, libre de mes propos, libre de mes actions. Personne ne me dictera jamais ma conduite.

J'ai retrouvé cette photo qui me représente au printemps de mon existence lorsque nous nous connûmes. J’avais dix-huit ans et nous étions amoureux. J'étais prétentieux avec cette morgue des jeunes chiens qui ne doutent de rien. Marianne affirme aujourd'hui que, de cette grâce juvénile, elle n’a reçu que les vestiges. L’automne ne sera jamais le printemps et je ne suis plus le même.

Week-end de longue marche dans la forêt. Les longs fûts et les couleurs fauves me rappellent celle de Compiègne où nous aimions flâner. Au débouché d’un petit chemin, en descendant vers un torrent, nous sommes tombés sur un casonu, une de ces maisonnettes en pierres sèches encore utilisée par un berger ou un charbonnier. Je ne sais d’ailleurs plus si ce métier existe encore lui qui nourrit la Corse durant des décennies. Une vieille dame a offert des châtaignes aux enfants. Je n’ai jamais aimé ces fruits que Grand-Mère dévorait avec passion. Ils lui rappelaient son enfance, Serra di Scupamè, les caresses maternelles, l’affection de ses grands frères.
Il reste encore des traces de cette Corse d’autrefois. Quelques boutiques étonnantes, véritables cavernes d’Ali Baba où l’on trouve en vrac de la nourriture, des ustensiles, des habits. L’odeur y est particulière faite de vieux lard, de charcuterie fraîche, de savon de Marseille : un festival d’impressions qui mènent à des temps anciens, presque à une autre civilisation.

Non, ma tendre amie, je me complais pas dans l’ambiance douce-amère de ce qui a été. Mais il est important de “se rappeler” tel un arbre qui se souvient de la terre grâce à ses racines. La mémoire est souterraine. Comme l’eau, elle s’écoule dans les tunnels de notre inconscient pour jaillir en des instants parfois surprenants. Elle agit alors comme un soleil.

L’automne en Corse révèle les parcours de vie. Sgiò Paulu Pà est resté quelque part dans le labyrinthe de ses souvenirs. Il n’a pas réussi à s’échapper de cette prison qui lui est devenue douce comme le miel.

Instant d’années, instants figés. Discrets en été, certains personnages se révèlent quand les châtaigniers rougissent. J’ai connu ces cousins de mon grand-père qui revêtaient la veste de velours noir, la chemise à carreau et la ceinture rouge quand le jean s’imposait à tous. Ils restaient attachés à l’époque de leurs parents. Leur monde s’est arrêté comme les aiguilles d’une vieille montre à gousset. J’en ai croisé qui me procuraient des sentiments paradoxaux. J’avais été nourri aux récits de la guerre de 14-18 et d’une Corse que je n’avais pas réellement connue. Je regarde ces personnages se mouvoir avec l’émerveillement d’un voyageur du temps. Mais, au plus profond de moi-même, je ressens leur souffrance, leur difficulté à vivre en un temps où chaque événement devient pour eux une blessure. La Corse en automne est placée, entre deux saisons, entre deux moments, entre deux vies.
Peut-être est ce la raison pour laquelle je l’affectionne tout particulièrement. Mon âge est automnal. La douceur du climat est pourtant grosse des froidures hivernales. Nous le savons et nous cherchons à profiter des ultimes chaleurs de l’été passé.

Temps entremêlés et espaces mélangés. L’ancien et le nouveau se côtoient en Corse d’une façon tragique et comique. Sur le cours Grandval d’Ajaccio de vieilles dames toutes vêtues de noir avancent doucement appuyées à de jolies jeunes filles. La douceur de ces jeunes femmes me laisse à penser , ma douce amie, qu'en Corse se cache aussi une infinie gentillesse et que l’automne leur va bien. Je rêve aussi que ces vieilles dames furent en leur temps de frêles jeunes filles qui aidaient aussi leurs mères. La roue tourne, mon amie, et j'en suis aux deux-tiers de mon chemin.

La Corse vieillit et veille sur sa progéniture comme sur le basilic à la fenêtre. Nous élevons ainsi une génération de veaux sous la mère, i vitiddoni. Nous sommes lucides sur les enfants du voisin mais aveugles sur les nôtres.

Les miens d’ailleurs sont parfaits ! Trois enfants, mon amie, c’est déjà une petite armée à dominer chaque jour, chaque matin et chaque soir. L’entretien de cette troupe requiert énergie, volonté et discipline. J’ai l’âge des câlins et des baisers. Je n’ai plus celui de la patience et des explications. Je vieillis, mon amie, je vieillis par à coups et dans ma tête parfois les souvenirs se ramassent à la pelle. La Toussaint s’est bien passée. La pluie, les petites lumières, le passé qui s’estompe…


Mille affections à vous qui êtes en moi pour l'éternité.

1 commentaire:

  1. je ne vous connais pas (je cherchais sur le web la signification du proverbe que vous citez) mais vous écrivez bien et avec tant de mélancolie que cela m'a ému. D'autant que je suis aussi à l'automne de ma vie...Continuez!

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