Voici une
tribune libre publiée dans la Corse Votre Hebdo, écrite par Paul Antonietti,
journaliste et écrivain. En espérant que les candidats aux élections présidentielles s'inspireront de ce propos afin de préserver une démocratie déjà bien mal en point. Que celles et ceux qui veulent bien se donner la peine de réfléchir s'inspirent du passé de toutes les sociétés modernes. La plupart du temps, la répression s'en prend d'abord aux secteurs évidents c'est-à-dire à la délinquance. Puis elle s'attaque aux secteurs sociaux en crise. "Classe laborieuse classe dangereuse" déclarait les idéologues bourgeois du 19e siècle. Avec la crise, cet affrontement larvé entre l'état et les contestataires se précisent. Les JIRS, sous couvert d'une lutte contre le grand banditisme, ont pour fonction de préparer ce terrain en criminalisant la société civile avec une arme terrible : l'accusation d'association de malfaiteurs qui couvre tout et n'importe quoi.
Des voix s’élèvent en Corse pour dénoncer les
juridictions d’exception dont notre île est un laboratoire de prédilection. Ce
n’est pas nouveau. Ce qui change aujourd’hui c’est que des hommes, des pères de
famille et même des grands-pères, entament des grèves de la faim et mettent
leur santé et leur vie en danger afin de dénoncer des pratiques qui
s’élargissent du cadre politique à celui du droit commun. Faut-il
nécessairement pour ces raisons ou compte tenu de leur personnalité ou de leur
réputation s’en désintéresser ou s’en moquer ? La défense de certains
principes peut-elle être à géométrie variable en fonction des personnes en
cause ? Il ne s’agit en aucune manière de discuter ici de culpabilité ou
d’innocence mais bien des conditions de production et d’exécution d‘une justice
qui s’affranchit allégrement de tous les principes qui fondent le caractère
démocratique d’une République qui se prétend aussi exemplaire que la France.
En effet après la 14e section antiterroriste
toujours en activité en Corse et dont les œuvres complètes pourraient faire
passer pour démocratique l’exercice de la justice dans certains pays dits moins
civilisés, voici venu le temps de la JIRS et de ses exploits guerriers.
Derrière l’acronyme délicieusement anodin de
JIRS, il faut entendre Juridiction Inter Régionale Spécialisée. En ce qui nous
concerne elle œuvre en toute liberté à partir de Marseille dans des affaires de
droit commun avec des méthodes « novatrices » selon le Ministère de
la justice et des libertés (sic) et pour le moins particulières puisqu’elles
donnent tous les pouvoirs à un juge d’instruction. Un monstre judiciaire accouché
au forceps de la montagne de lois votées depuis des années par des élus pour
qui surveiller et punir sont l’alpha et l’oméga de toute vie normale en
société. Avocats, magistrats, associations et Ligue des Droits de l’Homme
avaient déjà prévenu des 2004 du caractère liberticide de ce genre d’innovation
juridique et des dérives qu’elles pouvaient engendrer. On comprend mieux
aujourd’hui pourquoi en constatant comment cette nouvelle justice, qui nous dit
que la fin justifie les moyens, est appliquée en Corse.
Présomption de culpabilité, détention préventive
de très longue durée, témoignages sous X, débats non contradictoires, garde à
vue de 4 jours de rigueur pour les témoins à décharge, prise d’otages,
limitation des droits de la défense, lenteur de la procédure, un florilège de
pratiques d’un autre âge dignes des lettres de cachet et en totale
contradiction avec la Convention européenne des droits de l’homme dont la
France multirécidiviste est pourtant signataire. Ce qui ne la dérange guère
tant elle a l’habitude des condamnations par la Cour européenne des Droits de
l’Homme. Le tout sur un arrière-fond de culture du résultat à tout prix, de
carriérisme et d’avancement, d’obstination personnelle devant un dossier vide.
Rien que de très banal donc dans nos sociétés
modernes de contrôle et de surveillance généralisée où sous couvert de
sécurité, est remise en cause un peu plus chaque jour notre liberté de citoyen
devenu un simple individu fiché et « biométrisé » à l’envie. On le
constate également dans la « criminalisation » rampante des luttes
sociales. L’ordre est à ce prix nous dit-on, ou plutôt son illusion, son
affichage politico-médiatique, tant il est prouvé que jamais une quelconque
juridiction d’exception n’a réussi à venir à bout de l’objet pour lequel elle
avait été créée, terrorisme ou grand banditisme. Il est des guerres et des
violences dont seules les libertés publiques sont les victimes collatérales.
On dit souvent que la justice d’exception est à
la justice ordinaire ce que la musique militaire est à la musique classique, un
air martial qui permet de marcher droit et au pas. Mais comme toute musique
cette partition bruyante resterait inaudible sans les hauts parleurs qui en
assurent la diffusion. Les médias sont là pour remplir ce rôle, volontairement
ou non. Faits divers, justice, police, gendarmerie, armée, on ne compte plus en
effet les reportages, émissions de téléréalité ou articles sponsorisés par un
véritable ministère de la peur dont la mission sacrée est d’éclairer les
« honnêtes gens » sur le rôle indispensable des anges gardiens en
quête d’action qui veillent sur nos jours et nos nuits. Cette banalisation
spectaculaire des problèmes de violence au nom de la sécurité, banalise hélas
les multiples infractions commises par ceux la même censés y mettre fin.
L’exception devient ainsi la règle sans que plus personne ne trouve rien à
redire. Notamment dans les médias.
Car cette presse souvent trash a également sa
presse d’exception. Elle est à l’information ordinaire ce que la justice d’exception
est à la justice, une sorte de JIRS des médias, détentrice du pouvoir absolu de
mettre n’importe qui en examen médiatique sans aucune forme de contradiction
possible. La Corse est bien entendu un sujet de prédilection, pour ne pas dire
les corses tant leurs articles sont imprégnés du racisme ordinaire et
détestable de ceux qui sont persuadés de l’existence d’un chromosome
criminogène dans notre génome archaïque. Ötzi notre ancêtre et premier parrain
corse répertorié n’avait il pas déjà quatre ADN humains différents sur l’acier
de sa hache !
Rumeurs, sources anonymes, accusations sans
fondements, « indiscrétions » policières ou judiciaires, amalgames,
SMS et extraits de comptes rendus d’écoutes, bonnes feuilles de dossiers
d’instruction, resucées de vieux articles, tout est bon pour ces journalistes
« d’investigation » à l’œuvre dans les médias parisiens. Ils ne sont
en réalité que de simples employés aux écritures prédisposés aux mains
courantes dans les commissariats mais qui rêvent d’être à la fois policier,
juge d’instruction, procureur et jury d’Assise. Le tout également sur fond de
carriérisme et d’avancement, histoire de se faire un nom et de devenir une
signature crainte et respectée voire « bankable ».
Mais si pour tous ces journalistes d’exception,
notre île est un terrain fertile en investigation c’est que nous avons
également de solides prédispositions à les accueillir et à les écouter. Cette
envie et cette jalousie qui ronge notre société insulaire, ces rumeurs
incessantes, ces on-dit, colportés par tous ceux qui excusent leur petite
médiocrité quotidienne en expliquant qu’il n’y a pas de fumée sans feu et qu’il
est impossible de s’en sortir et de réussir en Corse sans avoir quelque chose à
cacher ou à se reprocher. Cette juxtaposition d’égoïsme et cette image que nous
construisons de nous-mêmes qui nous interdit de penser collectivement l’avenir.
Si être Corse n’est pas nécessairement un délit, ce n’est pas forcément une
qualité non plus.
Pour Benjamin Franklin l'humanité
se divisait
en trois
catégories
: « ceux qui ne peuvent
pas bouger,
ceux qui peuvent
bouger,
et ceux qui bougent. ».
Combien de faux paralytiques pourtant si avides de paroles publiques courent
les rues et les assemblées de notre société insulaire ? Où sont-ils
aujourd’hui ces grands contempteurs de la violence ?
Heureusement à chaque époque certains ont le
courage de se lever afin d’inviter ceux qui font l’autruche ou qui se croient
protéger par un système qui ne se nourrit que de leurs peurs à se réveiller et
à faire entendre leur voix.
Ouvrons-la avant qu’il ne soit trop tard.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire