lundi 19 mars 2012

Corse terre d’exceptions

Voici une tribune libre publiée dans la Corse Votre Hebdo, écrite par Paul Antonietti, journaliste et écrivain. En espérant que les candidats aux élections présidentielles s'inspireront de ce propos afin de préserver une démocratie déjà bien mal en point. Que celles et ceux qui veulent bien se donner la peine de réfléchir s'inspirent du passé de toutes les sociétés modernes. La plupart du temps, la répression s'en prend d'abord aux secteurs évidents c'est-à-dire à la délinquance. Puis elle s'attaque aux secteurs sociaux en crise. "Classe laborieuse classe dangereuse" déclarait les idéologues bourgeois du 19e siècle. Avec la crise, cet affrontement larvé entre l'état et les contestataires se précisent. Les JIRS, sous couvert d'une lutte contre le grand banditisme, ont pour fonction de préparer ce terrain en criminalisant la société civile avec une arme terrible : l'accusation d'association de malfaiteurs qui couvre tout et n'importe quoi.


Des voix s’élèvent en Corse pour dénoncer les juridictions d’exception dont notre île est un laboratoire de prédilection. Ce n’est pas nouveau. Ce qui change aujourd’hui c’est que des hommes, des pères de famille et même des grands-pères, entament des grèves de la faim et mettent leur santé et leur vie en danger afin de dénoncer des pratiques qui s’élargissent du cadre politique à celui du droit commun. Faut-il nécessairement pour ces raisons ou compte tenu de leur personnalité ou de leur réputation s’en désintéresser ou s’en moquer ? La défense de certains principes peut-elle être à géométrie variable en fonction des personnes en cause ? Il ne s’agit en aucune manière de discuter ici de culpabilité ou d’innocence mais bien des conditions de production et d’exécution d‘une justice qui s’affranchit allégrement de tous les principes qui fondent le caractère démocratique d’une République qui se prétend aussi exemplaire que la France.

En effet après la 14e section antiterroriste toujours en activité en Corse et dont les œuvres complètes pourraient faire passer pour démocratique l’exercice de la justice dans certains pays dits moins civilisés, voici venu le temps de la JIRS et de ses exploits guerriers.

Derrière l’acronyme délicieusement anodin de JIRS, il faut entendre Juridiction Inter Régionale Spécialisée. En ce qui nous concerne elle œuvre en toute liberté à partir de Marseille dans des affaires de droit commun avec des méthodes « novatrices » selon le Ministère de la justice et des libertés (sic) et pour le moins particulières puisqu’elles donnent tous les pouvoirs à un juge d’instruction. Un monstre judiciaire accouché au forceps de la montagne de lois votées depuis des années par des élus pour qui surveiller et punir sont l’alpha et l’oméga de toute vie normale en société. Avocats, magistrats, associations et Ligue des Droits de l’Homme avaient déjà prévenu des 2004 du caractère liberticide de ce genre d’innovation juridique et des dérives qu’elles pouvaient engendrer. On comprend mieux aujourd’hui pourquoi en constatant comment cette nouvelle justice, qui nous dit que la fin justifie les moyens, est appliquée en Corse.

Présomption de culpabilité, détention préventive de très longue durée, témoignages sous X, débats non contradictoires, garde à vue de 4 jours de rigueur pour les témoins à décharge, prise d’otages, limitation des droits de la défense, lenteur de la procédure, un florilège de pratiques d’un autre âge dignes des lettres de cachet et en totale contradiction avec la Convention européenne des droits de l’homme dont la France multirécidiviste est pourtant signataire. Ce qui ne la dérange guère tant elle a l’habitude des condamnations par la Cour européenne des Droits de l’Homme. Le tout sur un arrière-fond de culture du résultat à tout prix, de carriérisme et d’avancement, d’obstination personnelle devant un dossier vide.

Rien que de très banal donc dans nos sociétés modernes de contrôle et de surveillance généralisée où sous couvert de sécurité, est remise en cause un peu plus chaque jour notre liberté de citoyen devenu un simple individu fiché et « biométrisé » à l’envie. On le constate également dans la « criminalisation » rampante des luttes sociales. L’ordre est à ce prix nous dit-on, ou plutôt son illusion, son affichage politico-médiatique, tant il est prouvé que jamais une quelconque juridiction d’exception n’a réussi à venir à bout de l’objet pour lequel elle avait été créée, terrorisme ou grand banditisme. Il est des guerres et des violences dont seules les libertés publiques sont les victimes collatérales.

On dit souvent que la justice d’exception est à la justice ordinaire ce que la musique militaire est à la musique classique, un air martial qui permet de marcher droit et au pas. Mais comme toute musique cette partition bruyante resterait inaudible sans les hauts parleurs qui en assurent la diffusion. Les médias sont là pour remplir ce rôle, volontairement ou non. Faits divers, justice, police, gendarmerie, armée, on ne compte plus en effet les reportages, émissions de téléréalité ou articles sponsorisés par un véritable ministère de la peur dont la mission sacrée est d’éclairer les « honnêtes gens » sur le rôle indispensable des anges gardiens en quête d’action qui veillent sur nos jours et nos nuits. Cette banalisation spectaculaire des problèmes de violence au nom de la sécurité, banalise hélas les multiples infractions commises par ceux la même censés y mettre fin. L’exception devient ainsi la règle sans que plus personne ne trouve rien à redire. Notamment dans les médias.

Car cette presse souvent trash a également sa presse d’exception. Elle est à l’information ordinaire ce que la justice d’exception est à la justice, une sorte de JIRS des médias, détentrice du pouvoir absolu de mettre n’importe qui en examen médiatique sans aucune forme de contradiction possible. La Corse est bien entendu un sujet de prédilection, pour ne pas dire les corses tant leurs articles sont imprégnés du racisme ordinaire et détestable de ceux qui sont persuadés de l’existence d’un chromosome criminogène dans notre génome archaïque. Ötzi notre ancêtre et premier parrain corse répertorié n’avait il pas déjà quatre ADN humains différents sur l’acier de sa hache !

Rumeurs, sources anonymes, accusations sans fondements, « indiscrétions » policières ou judiciaires, amalgames, SMS et extraits de comptes rendus d’écoutes, bonnes feuilles de dossiers d’instruction, resucées de vieux articles, tout est bon pour ces journalistes « d’investigation » à l’œuvre dans les médias parisiens. Ils ne sont en réalité que de simples employés aux écritures prédisposés aux mains courantes dans les commissariats mais qui rêvent d’être à la fois policier, juge d’instruction, procureur et jury d’Assise. Le tout également sur fond de carriérisme et d’avancement, histoire de se faire un nom et de devenir une signature crainte et respectée voire « bankable ».

Mais si pour tous ces journalistes d’exception, notre île est un terrain fertile en investigation c’est que nous avons également de solides prédispositions à les accueillir et à les écouter. Cette envie et cette jalousie qui ronge notre société insulaire, ces rumeurs incessantes, ces on-dit, colportés par tous ceux qui excusent leur petite médiocrité quotidienne en expliquant qu’il n’y a pas de fumée sans feu et qu’il est impossible de s’en sortir et de réussir en Corse sans avoir quelque chose à cacher ou à se reprocher. Cette juxtaposition d’égoïsme et cette image que nous construisons de nous-mêmes qui nous interdit de penser collectivement l’avenir. Si être Corse n’est pas nécessairement un délit, ce n’est pas forcément une qualité non plus.

Pour Benjamin Franklin l'humanité se divisait en trois catégories : « ceux qui ne peuvent pas bouger, ceux qui peuvent bouger, et ceux qui bougent. ». Combien de faux paralytiques pourtant si avides de paroles publiques courent les rues et les assemblées de notre société insulaire ? Où sont-ils aujourd’hui ces grands contempteurs de la violence ?

Heureusement à chaque époque certains ont le courage de se lever afin d’inviter ceux qui font l’autruche ou qui se croient protéger par un système qui ne se nourrit que de leurs peurs à se réveiller et à faire entendre leur voix. 

Ouvrons-la avant qu’il ne soit trop tard.



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