mardi 20 mars 2012

Lettre à celle qui n'est plus et pourtant si présente (Le printemps 3)


Le mois de mai se prête aux visites de courtoisie. Aussi avons-nous partagé l’après-midi avec un vieil ami qui habite seul une demeure de maître à une heure du village. Il avait connu mon grand-oncle dans la Résistance puis du temps de sa splendeur administrative. Je l’appelais “Monsieur” comme d’autres “u sgiò Paulu Pà”. Il avait fait fortune dans l’hôtellerie et les jeux et la rumeur racontait qu’il s’était montré impitoyable envers ses adversaires. La Corse ne l’avait plus guère intéressé jusqu’à ce que son épouse et ses deux enfants périssent dans le naufrage d’un bateau. Sans enfant, sans espérance et sans avenir, il avait tout vendu pour se réfugier sur sa terre, dans cette ancienne tour fortifiée et aménagée avec un goût presque féminin.

Aujourd’hui, à quatre-vingt-cinq ans et plus, il gardait ce lieu dont plusieurs ouvertures donnaient sur la mer. Le contraste est saisissant entre l’intérieur des pièces où chaque objet paraît avoir été créé pour occuper un endroit précis, immuable et ce paysage extérieur, tout aussi éternel, tableau coloré au sein duquel la mer, le maquis et le ciel se disputent un espace tranché par les silhouettes minérales de deux tours génoises.

Sgiò Paulu Pà nous attendait au sommet de son vaste escalier couronné d’une rampe de fer forgé. Il était vêtu d’un costume de laine anglaise, confortable et élégant. Il tenait la rampe de sa main gauche tandis que sa main droite tremblait légèrement sur le pommeau d’une fine canne. Je gravissais les marches de pierre, observant avec émotion sa frêle silhouette. Je le savais impatient d’offrir aux enfants les gâteaux qu’il avait achetés le matin même au marchand ambulant qui ne s’arrêtait plus dans son village qu’une fois par semaine. Nous étions son “petit bonheur”. Il me décrivait comme un homme droit mais inflexible et j’avais plaisir à recevoir ce compliment. Mon arrière-grand-père, Antonu Luigi Culioli avait pour surnom a cardaghjola ce qui est chez nous un petit morceau de bois rendu rigide et cassant après le passage au feu. Je crois avoir hérité de cette qualité qui est aussi un défaut.

Nous nous étions assis dans de confortables fauteuils d’où nous pouvions observer la côte à travers une large baie vitrée. Il parlait doucement avec un fort accent corse du passé, de ses rêves abîmés, de ce qui ne serait plus. Parfois, il s’arrêtait de parler pour observer mes enfants avec une émotion contenue. Il gardait alors le silence mais ses yeux racontaient les heures heureuses de sa jeunesse, les remords encore mordants, les tourments qui agitent les survivants quand les êtres chers ont disparu.

C’était un jour comme celui-ci…” murmura-t-il. “Tout en moi a alors cessé de vivre tandis qu’à l’extérieur la vie continuait. C’était le printemps et l’enthousiasme de la nature signifiait pour moi la pire des injustices.” Je me taisais. Un vent léger agitait les oliviers centenaires de la propriété. “Les souvenirs, vois-tu, sont comme nos racines. Mais avec la vieillesse, les branches de l’arbre se dessèchent. Et nous ne vivons plus que dans les profondeurs de notre existence.”

Il s’était approché de moi pour me servir un doigt de Cap dans un minuscule verre ciselé. Je sentais son parfum de savon à barbe à la fois fleuri et désuet. “Je voudrais tant revivre mes anciens printemps” soupira-t-il en retrouvant son fauteuil.
Pourquoi vous raconter cela, mon amie, sinon pour peindre un tableau de la vie tout en impressions, en couleurs variées, en émotions diverses. J’aime ce monsieur comme j’aimais mes grands-parents. Il est cette part douloureuse de la Corse, désarmée et si douce à la fois.

Lorsque nous l’avons quitté alors que le soleil se couchait derrière les tours, il avait repris sa place en haut de l’escalier. Il agitait légèrement sa main droite dans une sorte d’adieu enfantin. J’en avais le cœur serré. Les enfants s’étaient retournés au moment de franchir le seuil de la demeure et lui avaient lancé un joyeux : “avvedaci” prononcé avec un terrible accent français. Il avait alors souri.

Les enfants sont conservateurs, ma tendre amie, et les adultes de mon âge tout autant. Nous aimons les dates anniversaires et les répétitions qui rassurent. Peut-être plus encore en Corse qu’ailleurs car l’insularité ralentit le renouvellement des comportements et des idées. Nous avons ainsi l’impression de posséder le secret de l’éternelle jeunesse quand, autour de nous, le temps s’écoule à la façon de l’un de ces cours d’eau alimenté par la fonte des neiges.

Ce printemps-ci mes enfants ont grandi. Ils se sont allongés et ont perdu leurs rondeurs enfantines à l’exception peut-être du plus jeune. Ma femme et moi avons vieilli, moi surtout qui ai gagné des douleurs, des rondeurs et des cheveux blancs. Elle reste toujours aussi belle. La Corse printanière demeure un cadre valorisant au sein duquel je me sens jeune et presque aussi beau. La nature y est renouvelée et toujours resplendissante. Le temps y est minéral, infiniment lent parfois désespérant mais jamais étouffant. Pour peu qu’on croie à la vie éternelle, cette île est un paradis.

Le coucher de soleil qui avait conclu cette belle journée avait pris des allures de forge divine, le bruit en moins. Tel un Vulcain céleste, l’astre solaire déversait sur la mer des cascades de métal en fusion. Le chant des oiseaux s’était tu. Même les bruits du village avaient cédé le pas au silence.

Je pris alors conscience d’un événement majeur : le printemps finissant laissait peu à peu la place à l’été. Chaque saison porte en elle sa propre mort nécessaire à l’éclosion de la suivante. Encore quatre semaines et demoiselle Canicule va s’affirmer, accompagnant la première arrivée touristique. Encore quatre semaines à profiter pleinement de mon île avant d’affronter un trop plein d’humanité. Vive le printemps !

Bien à vous, ma tendre amie. Que votre regard éclaire mes longues nuits et consume mes peurs enfantines. Tenez, mes touts petits ont cueilli des fleurs dans le jardin pour en faire un bouquet. J’irai vous l’offrir dès demain et je le déposerai sur votre tombe en essayant de sourire. Pensez à nous, mon amie, vous qui vous trouvez en un lieu où paraît-il toute chose trouve sa sérénité.

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