Le mois de mai se prête aux visites de courtoisie. Aussi avons-nous partagé
l’après-midi avec un vieil ami qui habite seul une demeure de maître à une
heure du village. Il avait connu mon grand-oncle dans la Résistance puis du
temps de sa splendeur administrative. Je l’appelais “Monsieur” comme d’autres “u
sgiò Paulu Pà”. Il avait fait fortune dans l’hôtellerie et les jeux et la
rumeur racontait qu’il s’était montré impitoyable envers ses adversaires. La
Corse ne l’avait plus guère intéressé jusqu’à ce que son épouse et ses deux
enfants périssent dans le naufrage d’un bateau. Sans enfant, sans espérance et
sans avenir, il avait tout vendu pour se réfugier sur sa terre, dans cette
ancienne tour fortifiée et aménagée avec un goût presque féminin.
Aujourd’hui, à
quatre-vingt-cinq ans et plus, il gardait ce lieu dont plusieurs ouvertures
donnaient sur la mer. Le contraste est saisissant entre l’intérieur des pièces
où chaque objet paraît avoir été créé pour occuper un endroit précis, immuable
et ce paysage extérieur, tout aussi éternel, tableau coloré au sein duquel la
mer, le maquis et le ciel se disputent un espace tranché par les silhouettes
minérales de deux tours génoises.
Sgiò Paulu Pà nous
attendait au sommet de son vaste escalier couronné d’une rampe de fer forgé. Il
était vêtu d’un costume de laine anglaise, confortable et élégant. Il tenait la
rampe de sa main gauche tandis que sa main droite tremblait légèrement sur le
pommeau d’une fine canne. Je gravissais les marches de pierre, observant avec
émotion sa frêle silhouette. Je le savais impatient d’offrir aux enfants les
gâteaux qu’il avait achetés le matin même au marchand ambulant qui ne
s’arrêtait plus dans son village qu’une fois par semaine. Nous étions son “petit
bonheur”. Il me décrivait comme un homme droit mais inflexible et j’avais
plaisir à recevoir ce compliment. Mon arrière-grand-père, Antonu Luigi Culioli
avait pour surnom a cardaghjola ce
qui est chez nous un petit morceau de bois rendu rigide et cassant après le passage
au feu. Je crois avoir hérité de cette qualité qui est aussi un défaut.
Nous nous étions assis
dans de confortables fauteuils d’où nous pouvions observer la côte à travers
une large baie vitrée. Il parlait doucement avec un fort accent corse du passé,
de ses rêves abîmés, de ce qui ne serait plus. Parfois, il s’arrêtait de parler
pour observer mes enfants avec une émotion contenue. Il gardait alors le
silence mais ses yeux racontaient les heures heureuses de sa jeunesse, les
remords encore mordants, les tourments qui agitent les survivants quand les
êtres chers ont disparu.
C’était un jour comme
celui-ci…” murmura-t-il. “Tout en moi a alors cessé de vivre tandis qu’à
l’extérieur la vie continuait. C’était le printemps et l’enthousiasme de
la nature signifiait pour moi la pire des injustices.” Je me taisais. Un vent
léger agitait les oliviers centenaires de la propriété. “Les souvenirs,
vois-tu, sont comme nos racines. Mais avec la vieillesse, les branches de
l’arbre se dessèchent. Et nous ne vivons plus que dans les profondeurs de notre
existence.”
Il s’était approché de
moi pour me servir un doigt de Cap dans un minuscule verre ciselé. Je sentais
son parfum de savon à barbe à la fois fleuri et désuet. “Je voudrais tant
revivre mes anciens printemps” soupira-t-il en retrouvant son fauteuil.
Pourquoi vous raconter
cela, mon amie, sinon pour peindre un tableau de la vie tout en impressions, en
couleurs variées, en émotions diverses. J’aime ce monsieur comme j’aimais mes
grands-parents. Il est cette part douloureuse de la Corse, désarmée et si douce
à la fois.
Lorsque nous l’avons
quitté alors que le soleil se couchait derrière les tours, il avait repris sa
place en haut de l’escalier. Il agitait légèrement sa main droite dans une
sorte d’adieu enfantin. J’en avais le cœur serré. Les enfants s’étaient
retournés au moment de franchir le seuil de la demeure et lui avaient lancé un
joyeux : “avvedaci” prononcé avec un terrible accent français. Il avait
alors souri.
Les enfants sont
conservateurs, ma tendre amie, et les adultes de mon âge tout autant. Nous
aimons les dates anniversaires et les répétitions qui rassurent. Peut-être plus
encore en Corse qu’ailleurs car l’insularité ralentit le renouvellement des
comportements et des idées. Nous avons ainsi l’impression de posséder le secret
de l’éternelle jeunesse quand, autour de nous, le temps s’écoule à la façon de
l’un de ces cours d’eau alimenté par la fonte des neiges.
Ce printemps-ci mes
enfants ont grandi. Ils se sont allongés et ont perdu leurs rondeurs enfantines
à l’exception peut-être du plus jeune. Ma femme et moi avons vieilli, moi
surtout qui ai gagné des douleurs, des rondeurs et des cheveux blancs. Elle
reste toujours aussi belle. La Corse printanière demeure un cadre valorisant au
sein duquel je me sens jeune et presque aussi beau. La nature y est renouvelée
et toujours resplendissante. Le temps y est minéral, infiniment lent parfois
désespérant mais jamais étouffant. Pour peu qu’on croie à la vie éternelle,
cette île est un paradis.
Le coucher de soleil qui
avait conclu cette belle journée avait pris des allures de forge divine, le
bruit en moins. Tel un Vulcain céleste, l’astre solaire déversait sur la mer
des cascades de métal en fusion. Le chant des oiseaux s’était tu. Même les
bruits du village avaient cédé le pas au silence.
Je pris alors conscience
d’un événement majeur : le printemps finissant laissait peu à peu la place
à l’été. Chaque saison porte en elle sa propre mort nécessaire à l’éclosion de
la suivante. Encore quatre semaines et demoiselle Canicule va s’affirmer,
accompagnant la première arrivée touristique. Encore quatre semaines à profiter
pleinement de mon île avant d’affronter un trop plein d’humanité. Vive le
printemps !
Bien à vous, ma tendre
amie. Que votre regard éclaire mes longues nuits et consume mes peurs
enfantines. Tenez, mes touts petits ont cueilli des fleurs dans le jardin pour
en faire un bouquet. J’irai vous l’offrir dès demain et je le déposerai sur
votre tombe en essayant de sourire. Pensez à nous, mon amie, vous qui vous
trouvez en un lieu où paraît-il toute chose trouve sa sérénité.
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