lundi 19 mars 2012

Lettre à celle qui n'est plus et pourtant si présente (Le printemps 2)



Ivresse et couleur. Couleur et tendresse. Tendresse et bonheur.

Le printemps est là et bien là. La Corse le hurle, le chante, le proclame. La vie déborde de tous côtés. Le maquis fond sur la roche qui se perd dans la mer. Au loin, les pics encore enneigés taquinent un ciel éclatant d’un bleu comme léché par une armée de chiens affamés. Et ces odeurs, ma douce amie… Elles aussi explosent en mille délicatesses qui chatouillent l’âme et le cœur. En bas dans la plaine, le vert recouvre désormais les champs labourés. Je vous ai mille fois raconté le manque que j’éprouvais parfois en Corse à ne pouvoir contempler des paysages vallonnés, des champs étirés jusqu’aux confins de l’horizon que l’on trouve dans la France profonde.

L’Île de France que j’ai tant aimée occupe toujours une partie de ma mémoire avec une tendresse que les beautés de mon île ne sauraient gommer. Je voudrais être multiple et goûter aux fulgurances du printemps ici et ailleurs, voyager dans l’espace et dans le temps, vous revoir sans quitter les miens. La Corse est tellement plurielle qu’elle m’autorise à rêver ainsi d’espaces-temps entrecroisés, de vies déchirées enfin reconstituées.

Hier, nous sommes montés à Oronu. Il y a bien longtemps ma grand-mère et sa famille s’y réfugiaient lorsque les chaleurs estivales s’y faisaient sentir. En ce mois d’avril, les sources inondent le sol entre le pied des châtaigniers. Les enfants gambadaient dans l’herbe piquée de pâquerettes tels des cabris insouciants. Leur mère, Marianne, la femme que j’aime, m’a pris la main et, sans un mot, nous avons contemplé ces trois petits hommes qui riaient et criaient en pataugeant dans les flaques.

Nous nous sommes rencontrés un jour de printemps à Paris. Notre premier enfant, Swann, est également né au printemps après que Marianne l’a porté avec cette fierté que vous eûtes vous aussi lorsque vous mettiez en valeur la rotondité de votre ventre. Quand je vous disais que le printemps est une belle période.

En descendant, nous avons croisé deux couples de vieux, des habitants d’un village proche du mien. Voyez-vous, même moi qui ai grandi, bercé par les souvenirs de mes grands parents, je perds cette mémoire des traces familiales. Leurs visages me parlaient mais j’étais incapable de leur donner un nom. Ils sont peut-être des miens. Je n’en sais plus rien. À qui puis-je demander de remailler le filet de nos racines ? Ce savoir est perdu à jamais. Je souffre de cette amnésie et parce qu’elle me fait du mal je cherche à oublier plus encore.


En revenant vers le village, les enfants ont voulu visiter un lieu que je leur avais maintes fois décrit. Il appartenait autrefois à notre branche familiale de Bonifacio. J’ai poussé une lourde porte de bois, toute brisée par le temps et la morsure des insectes. Nous aimions, mon frère et moi, que Grand-Père nous amène dans cette plantation d’oliviers située non loin de Bonifacio. Nous grimpions aux arbres dont les pieds cerclés d’un muret calcaire nous offraient un bel appui. 


Le sol était recouvert de filets rouges dont les fines mailles retiennent les fruits tombés sur le sol. La couleur pourpre se mélangeait au vert argenté des arbres fruitiers. Grand-Père nous menait ensuite au moulin à huile, u fragnu. Nous pénétrions dans la cour remplie de grandes jarres dont la forme n’avait pas varié depuis l’antiquité. C’était hier, il n’y a pas si longtemps.


J’avais huit ans à peine et je ne pensais pas à l’avenir. Je n’avais pas peur de la mort si ce n’est celle de mes parents. Mon frère et moi nous nous jetions en riant dans la mer sans craindre le froid.

Nous escaladions le plus haut rocher du village en nous riant du vide. Nous étions des enfants et nous aimions la Corse parce qu’elle était le nid de notre enfance.

De toutes les saisons, je préférais le printemps car cette période ressemblait pour moi à la beauté d’un papillon qui s’extrait de sa chrysalide. Il sort d’abord la tête et déploie ses antennes, semble jeter sur le monde un regard étonné puis émerveillé. Il allonge une aile puis l’autre. Elles sont fripées, misérables et pourtant s’étendent de chaque côté. Miracle : les plis disparaissent et le papillon s’étire jusqu’à prendre sa forme définitive. J’ai vraiment aimé le printemps pour être la saison de cette métamorphose.

Mais mon frère est mort un soir de printemps, alors que nous venions à peine de fêter nos quatorze années. Il est mort un 26 mars et mon dernier Aloys est né un 26 mars comme pour exprimer la force de résurrection du printemps.

Il fut enterré dans le cimetière du village accompagné de milliers de personnes qui venaient de toute l’île pour nous soutenir. Mon grand-oncle était alors puissant et la foule rassemblée ce jour-là témoignait de cette force. J’ai pourtant détesté être happé par cette foule inconnue, être embrassé, repoussé, repris tandis que le corps de Dominique était exposé dans le salon de notre maison. J’ai vu pleurer mon grand-père, et ma mère, et mon père. J’ai vu mon grand-oncle sangloter dans la salle de bain. De ce jour-là, le printemps n’a plus été pour les miens la saison de l’espérance. Maman a gardé dans sa chair le souvenir de cette immense tristesse qui entoura la disparition de l’un de ses jumeaux.

Encore aujourd’hui, pour mes parents et pour moi, le printemps reste une saison douce-amère. Je ne parviens plus à accompagner les processions religieuses comme je le faisais étant enfant.

Je me souviens du corps décharné du Christ trimballé dans les ruelles de Bonifacio lui, la tête baissée par la souffrance tandis que montaient autour de lui les chants de dévotion.
Aujourd’hui oui, j’aime à nouveau le printemps qui porte en lui l’espoir de la renaissance, celui de la résurrection. Mon frère est allongé sous les cyprès de Chera. Mon fils est né dans cette Corse à la fois tombe et berceau. Ainsi se renouvelle au printemps, l’âme du monde, l’anima mundi, dans la ronde éternelle du temps.

Je regarde la mer, mon amie. Je ne pense plus à rien. Je laisse la chaleur entrer en moi et je me fonds dans le paysage comme le ferait un chat méditatif. Je me sens bien. Derrière moi, au loin, des cris d’enfants percent par instants le silence. Je n’existe plus car à cet instant précis j’appartiens à ce grand tout qui me dépasse : la mer, le ciel, la Corse. Je suis tout simplement heureux. Et pas un jour qui ne passe sans que je pense à vous qui me manquez tellement et qui n'êtes plus.


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