vendredi 30 mars 2012

Lettre à celle qui n'est plus et pourtant si présente (L'été 1)


Le temps s’est brusquement rafraîchi. Mais la chaleur est là, toute proche qui bientôt va s’abattre sur la Corse. Elle plane comme un rapace et nous la sentons physiquement. L’été est tapi dans ce qui n’est plus que l’apparence du printemps. Elle habite le fantôme de la saison précédente.
Et je ne sais comment accueillir cette période qui va nous amener cohue, confusion et canicule.

Nous avons encore un mois, ma douce amie, pour profiter de la Corse tranquille et parfumée encore pleine du suc printanier. L’été va écraser les odeurs et les couleurs, les noyer dans les brumes matinales et les brûlures de la journée. Chaque détail va devenir plus tranché, plus dur, plus difficile. Autrefois, mes ancêtres entamaient la montée vers les villages d’en haut, ceux de la montagne. Désormais la grande majorité de mes compatriotes veut la plage et le soleil. Les Corses attendent les mois de juillet et d’août dans un désir craintif. Les plus anciens d’entre nous ressentent de la joie car les villages vont se remplir des parents qui apportent du continent le sang du renouveau. Joie encore car le tourisme amène avec lui les ressources économiques nécessaires à notre survie. Crainte pourtant car la vague touristique va bousculer nos habitudes et nous obliger à affronter un trop plein de vie après avoir vécu dix mois dans une sorte de désert. Crainte enfin de toujours devoir notre oxygène à cette déferlante estivale. Et puis, osons le dire, nous ne sommes pas faits pour cela. Nous vendre deux mois de l’année nous semble, au fond de nous-mêmes, une forme de prostitution.

Mais j’ai quelques semaines d’avance. Pourquoi anticiper sur les événements ? La période qui s’ouvre aujourd’hui est l’une des plus agréables que je connaisse : longues journées, belles soirées, nuits tranquilles. Les enfants ont commencé à se baigner. Entre midi et deux, les plages sont noires du petit monde des bureaux qui profite de cette récréation. La Corse fonctionnaire commence à tourner au ralenti tandis que celle du commerce s’élance dans la courte ligne droite de l’été.


J’ai conservé une photo d’été qui date de 1952 : ma mère, resplendissante, nous tient, mon frère et moi sur ses genoux. Elle semble irradier de bonheur. http://www.gabrielculioli.blogspot.fr/2012/03/un-ete-chez-mes-grands-parents.html


Une autre photo, chère à mon cœur, me rappelle cette randonnée sur le GR 20 que nous fîmes un autre été en partant de Vizzavona. Tandis que vous prépariez votre sac à dos, un chat, surgi d’on ne sait où, vous sauta sur l’épaule. Vous paraissez tétanisée par cette petite présence. Les chats vous aimait et je vous aimais tout autant. J'ai encore en mémoire votre longue silhouette et vos cheveux acajou, vos yeux si joliment fendus et votre balancement lorsque vous avanciez devant moi. Vous êtes restée jeune et je vieillis. Mais vous êtes toujours là, aussi présente, aussi belle et aussi aimée qu'en ces beaux jours d'été.


Je suis retourné à au col de Vizzavona afin d’y passer la première nuit de l’été avec des amis. C’était pour nous une manière d’embrasser notre île toute entière. Nous nous trouvions là précisément où la Corse se cherche. Elle verse de manière égale au levant et au couchant. En ce point neutre naissent les divisions d’une île granitique et schisteuse, individualiste et partageuse, nordiste et sudiste. Vizzavona est le lieu de notre unité en même temps que celui de toutes nos divisions.
Je n’ai cessé de penser à vous. Je me suis alors rappeler remémoré les mots d’Émile Bergerat qui décrivait dans La chasse au mouflon” une pareille nuit tandis que les étoiles filantes déchiraient le ciel obscur.

“Au loin, des bruissements de cascades entrecoupaient le silence de la montagne. La cime blanche du Monte d'Oro scintillait à travers les branchages, diamant gigantesque, et j’apercevais, distinct comme en plein jour, le petit fortin génois, agrafé au flanc du pic et lui bouclant sa ceinture de pins. » La légende veut qu’autrefois les Français y torturèrent des patriotes corses. Mais les cris de souffrance ont été avalés par le temps passé et il ne subsistait plus que les bruits de la nature.

Jamais je n'oublierai la senteur de cette forêt tandis que vous parcouriez ma mémoire.
Pas un souffle de vent n'agitait la masse des pins et des mélèzes. Au-dessus de ma tête, dans le sillon lumineux dessiné par les allées du parc sauvage, d'invisibles archers lançaient ces étoiles filantes, qui passaient les pics et s'en allaient tomber, avec des courbes immenses, en mer.

Sous les broussailles, une rumeur chuchotait, pleine de fuites, de réveils subits et d'alertes, et du sol, drapé de ronces et d'orchanchoïdes, une émanation puissante de résine, mêlée à l'arôme de l'encre de Chine, me montait au cerveau et m'étourdissait.
C'était la sève des térébinthes qui débordait des troncs et parfumait abondamment la terre.
L'odeur mâle enivrante me poursuivait.
Je me dirigeai donc à la clarté stellaire vers un petit étang dont la plaque d'argent miroitait entre des jujubiers, des palmiers sauvages et des épines, et, m'étant imbibé les tempes et les narines d'eau glacée, je passai là les dernières heures de la nuit.”
L'aube parut bientôt, effaçant les étoiles, puis l'aurore, qui colora de rose tendre les dessous de la forêt.

Les cyclamens se rouvrirent, la surface de l’eau se prismatisa comme un cœur de tulipe, et sur les premières pentes du Monte d'Oro, je vis les brouillards transparents du maquis. Les oiseaux commençaient à chanter. La Corse se réveillait. Je me trouvais avec vous durant toutes ces heures suspendues. Avec le soleil, j’appartenais de nouveau au monde de la lumière blanche. J’allais embrasser les miens tandis que le soleil blanchissait le sommet des montagnes.
La journée passa vite. Les enfants courraient dans les rochers. Nous nous étions assis dans une clairière que dominaient les monts de couleur mauve. Le rosé de Sartène coulait à flot. Nous entamâmes un jambon du Taravo dont le jus à l’odeur de noisette envahissait nos sens. Nos esprits chaviraient. Je m’endormis sur l’herbe durant une heure. Je n’ai jamais perdu le goût de la sieste. Cet abandon de soi en demi-journée me semble être la meilleure des thérapies contre l’angoisse les tristesses et la fatigue.
Quelque part, une radio laissait échapper un chant corse. La vie est douce et amère à la fois, mon amie. Et c’est ce qui fait son charme. Et la Corse est comme la vie. Lorsque nous reprîmes le chemin du retour, le soleil explosait dans la mer. La teinte rouge sang se déversait sur les roches ajacciennes. L’été avait pris comme un incendie.

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