Ma tendre amie,
ce matin, le maquis proclame timidement l’arrivée du
printemps. Malgré une brève pluie accompagnée d’un léger vent froid, quelque
chose a frémi dans la nature. Les premières brumes envolées, les odeurs
d’humus, ces odeurs intimes de la terre, montent du sol. Comme le bon vin,
elles exhalent des senteurs de fruits rouges, de champignons, de nobles
pourritures.
Je me suis levé tôt pour avoir le bonheur de regarder la mer
alors que l’agitation humaine ne remplit pas encore l’air de ses rumeurs désagréables.
Des nuages accourent en volée depuis le couchant, tout vêtus de sombre. Ils
flottent tels des haillons hivernaux qui se déchireraient sous les morsures du
temps qui passe. Pourtant, dans l’ombre défunte de l’hiver, les frimas
s’effacent devant les transparentes fraîcheurs du renouveau. Tout en moi s’éveille
jusqu’au jeune homme assoupi qui s’étire et baille cherchant à dépasser
l’enveloppe de l’homme vieillissant. J’ai longtemps marché dans la lande qui
borde les flots. Les griffes de sorcières ont envahi le sable et la terre
rampant jusqu’à l’extrême limite de l’eau. Dans le ciel, quelques goélands
planent en silence. Là-bas, au loin, un voilier borde un écueil pour dépasser,
tel un rêve, le cap de la tour génoise.
J’ai soixante ans, mon amie, soixante printemps qui passèrent comme un songe. J’ai ouvert les yeux sur la vie il y a
longtemps. Je les ai parfois fermés, découvrant à chaque nouveau regard sur le
monde des paysages différents. Votre si longue absence, mes nouvelles amours,
les quatre naissances de mes enfants à commencer par celui de notre fille… Le
passé m’aspire parfois puis je reprends pied dans le présent cherchant à
croquer l’instant à pleines dents. Néanmoins, cet étrange sentiment de
parcourir un rêve m’habite en permanence, un long rêve au sein duquel la
certitude du déjà vécu, autrefois, dans une autre vie côtoie l’émerveillement de
chaque matin nouveau.
Le printemps ne s’est pas encore imposé mais s’installe déjà
dans la discrétion. Quelques bourgeons précoces, des fourmis qui parcourent
leurs sentes, le chant des oiseaux aux premières lueurs du jour…
Renaissance, joie, nostalgie… Rien de ce que je vis en Corse
ne me laisse indifférent si ce n’est parfois la médiocre répétition des tâches
domestiques ou les propos gratuits qui me livrent sans vergogne certains de mes
contemporains. Bientôt les crocus vont jaillir du sol en même temps que les
sources. Ici, nous les appelons des yeux, l’ochja car elles sont les yeux de la
terre, notre mère. Leurs larmes indiquent la joie d’une nature en éveil.
J’ai aperçu hier Ghjacumu Culioli qui partait pour les jardins
d’a Vigna. Il est le dernier du village à pratiquer l’horticulture activité qui,
il y a à peine cinquante ans, occupait les nôtres, habillait les alentours des
villages, obligeait au partage fut-ce simplement celui de l’eau pour le lavoir
et l’arrosage. Aujourd’hui les friches ont envahi l’A Vigna, la Presa. La
lande reprend ses droits en attendant la victoire du maquis. Soixante ans, mon amie que je foule cette terre qui m’émeut toujours autant.
Avant-hier, je me suis rendu à Sartène. Les vieilles pierres donnent le sentiment
de se réveiller du rêve hivernal. Sartène, cité presque inchangée malgré les siècles.
La pierre y est peut-être un peu plus moussue. Au loin, les terrasses en
escalier, les ricciati, prennent des allures de vestiges archéologiques. Il
n’en reste plus que l’esquisse, le fantôme recouvert de terre et d’une herbe
vert tendre. Hier, des hommes et des femmes s’escrimaient à cultiver cette
terre pauvre. Aujourd’hui rendue à la nature, elle efface jusqu’au souvenir de
ce labeur désespéré tout entier tourné vers la survie.
Trois personnes sont mortes cet hiver au village. Trois
membres de notre famille. Les morts hantent nos cimetières et nos mémoires
comme les témoins effacés de ce que nous ne connaîtrons plus. Les petites
silhouettes courbées des vivants apparaissent parfois aux portes des vieilles
maisons de granite comme les derniers témoins d’une civilisation disparue. De
vieilles femmes accrochent du linge devant les maisons et ces étendards de la
dernière présence battent au vent léger du printemps naissant. Hier, enfants
nous courrions dans les champs voisins, nous remplissions l’air de nos cris.
Aujourd’hui… Allez j’arrête, mon amie. Cette propension à la nostalgie me
terrifie. Deviendrai-je à mon tour l’un de ces hommes vieillissants persuadés
qu’autrefois tout allait mieux qu’aujourd’hui. Je ne serais alors plus que le
vestige pathétique de ma jeunesse. À trop s’enfermer dans ses souvenirs on
finit par devenir soi-même poussiéreux. Le printemps naissant exige de l’optimisme.
Les femmes ont tendu le linge à l’extérieur des maisons. Ces
douces impudeurs contribuent à signaler la renaissance de la nature. Les odeurs
ont envahi le village. Te souviens-tu de l’émotion qui naissait à chaque
descente de l’avion ? Les senteurs du maquis flottaient dans l’air
repoussant celle du kérosène. Le myrte, l’immortelle s’installaient en nous
avec la douceur d’une caresse.
Pour celle ou celui qui sait écouter, qui sait sentir, qui
sait vibrer la Corse n’est qu’émotions. L’homme peine à s’imposer dans ces
paysages en lignes brisées, en pentes et en ruptures. Les villes elles-même ne
sont rien d’autres que des nids éphémères posés au creux d’un golfe ou perchées
au sommet d’une falaise.
Rupture. J’ai dormi une heure en début d’après midi avec mon
dernier né. C’est le seul de mes enfants qui soit né à Ajaccio. C’était il y a
très précisément neuf ans, le jour anniversaire de la mort de mon frère jumeau, Dominique. Je l’ai regardé dormir et un sentiment d’amour
immense m’a envahi, un amour sans crainte, un amour sans barrière. J’aimais.
Cet enfant m’apprenait qu’il existait une forme intransitive au verbe « aimer »
qui transcendait tout sujet d’amour. Quelle belle leçon de bonheur !
Voilà, ma douce amie, ce que je voulais vous écrire depuis
cette Corse qui s’offre à la vie, vous qui n'êtes plus là.
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