dimanche 18 mars 2012

Lettre à celle qui n'est plus et pourtant si présente (Le printemps 1)

Il y a quelques années, un photographe corse Jean-Christophe Attard, me demandait d'écrire un texte à partir des photos qu'il avait prises de notre Corse, cette île que les touristes connaissent peu ou pas du tout, cette Corse qui, pour les journalistes continentaux, n'existe pas. Je me suis demandé ce qui pouvait traduire cet étrange sentiment de nostalgie et de vie débordante, de tristesse et de bonheur tranquille. J'ai alors pensé à des lettres que j'aurais écrite à Nadine, ma première femme, tuée en 1992 dans un terrible accident de la route. Le temps passe. Je me suis marié avec une femme que j'aime. J'ai eu d'elle trois autres enfants. Mais la présence est toujours là. J'espère tout simplement que tous ceux, journalistes ou pas, qui nous présentent comme des sauvages à peine civilisés toujours prêts à plonger dans le banditisme, lisent ces lignes que j'ai écrites avec mon cœur et mon âme. Elles semblent ne rien à voir avec la grève de la faim que nous poursuivons. Leur contenu est pour moi au cœur de notre démarche. Une affaire de dignité personnelle. Nous voulons être appréciés pour ce que nous sommes et non pour la caricature que tracent de nous la rumeur ou les préjugés. Les lettres ont été réunies dans le Chant des Saisons publiées aux éditions DCL. Les photos sont de J.-C. Attard.


Ma tendre amie,

ce matin, le maquis proclame timidement l’arrivée du printemps. Malgré une brève pluie accompagnée d’un léger vent froid, quelque chose a frémi dans la nature. Les premières brumes envolées, les odeurs d’humus, ces odeurs intimes de la terre, montent du sol. Comme le bon vin, elles exhalent des senteurs de fruits rouges, de champignons, de nobles pourritures.

Je me suis levé tôt pour avoir le bonheur de regarder la mer alors que l’agitation humaine ne remplit pas encore l’air de ses rumeurs désagréables. Des nuages accourent en volée depuis le couchant, tout vêtus de sombre. Ils flottent tels des haillons hivernaux qui se déchireraient sous les morsures du temps qui passe. Pourtant, dans l’ombre défunte de l’hiver, les frimas s’effacent devant les transparentes fraîcheurs du renouveau. Tout en moi s’éveille jusqu’au jeune homme assoupi qui s’étire et baille cherchant à dépasser l’enveloppe de l’homme vieillissant. J’ai longtemps marché dans la lande qui borde les flots. Les griffes de sorcières ont envahi le sable et la terre rampant jusqu’à l’extrême limite de l’eau. Dans le ciel, quelques goélands planent en silence. Là-bas, au loin, un voilier borde un écueil pour dépasser, tel un rêve, le cap de la tour génoise.

J’ai soixante ans, mon amie, soixante printemps qui passèrent comme un songe. J’ai ouvert les yeux sur la vie il y a longtemps. Je les ai parfois fermés, découvrant à chaque nouveau regard sur le monde des paysages différents. Votre si longue absence, mes nouvelles amours, les quatre naissances de mes enfants à commencer par celui de notre fille… Le passé m’aspire parfois puis je reprends pied dans le présent cherchant à croquer l’instant à pleines dents. Néanmoins, cet étrange sentiment de parcourir un rêve m’habite en permanence, un long rêve au sein duquel la certitude du déjà vécu, autrefois, dans une autre vie côtoie l’émerveillement de chaque matin nouveau.

Le printemps ne s’est pas encore imposé mais s’installe déjà dans la discrétion. Quelques bourgeons précoces, des fourmis qui parcourent leurs sentes, le chant des oiseaux aux premières lueurs du jour…
Renaissance, joie, nostalgie… Rien de ce que je vis en Corse ne me laisse indifférent si ce n’est parfois la médiocre répétition des tâches domestiques ou les propos gratuits qui me livrent sans vergogne certains de mes contemporains. Bientôt les crocus vont jaillir du sol en même temps que les sources. Ici, nous les appelons des yeux, l’ochja car elles sont les yeux de la terre, notre mère. Leurs larmes indiquent la joie d’une nature en éveil.

J’ai aperçu hier Ghjacumu Culioli qui partait pour les jardins d’a Vigna. Il est le dernier du village à pratiquer l’horticulture activité qui, il y a à peine cinquante ans, occupait les nôtres, habillait les alentours des villages, obligeait au partage fut-ce simplement celui de l’eau pour le lavoir et l’arrosage. Aujourd’hui les friches ont envahi l’A Vigna, la Presa. La lande reprend ses droits en attendant la victoire du maquis. Soixante ans, mon amie que je foule cette terre qui m’émeut toujours autant. 

Avant-hier, je me suis rendu à Sartène. Les vieilles pierres donnent le sentiment de se réveiller du rêve hivernal. Sartène, cité presque inchangée malgré les siècles. La pierre y est peut-être un peu plus moussue. Au loin, les terrasses en escalier, les ricciati, prennent des allures de vestiges archéologiques. Il n’en reste plus que l’esquisse, le fantôme recouvert de terre et d’une herbe vert tendre. Hier, des hommes et des femmes s’escrimaient à cultiver cette terre pauvre. Aujourd’hui rendue à la nature, elle efface jusqu’au souvenir de ce labeur désespéré tout entier tourné vers la survie.

Trois personnes sont mortes cet hiver au village. Trois membres de notre famille. Les morts hantent nos cimetières et nos mémoires comme les témoins effacés de ce que nous ne connaîtrons plus. Les petites silhouettes courbées des vivants apparaissent parfois aux portes des vieilles maisons de granite comme les derniers témoins d’une civilisation disparue. De vieilles femmes accrochent du linge devant les maisons et ces étendards de la dernière présence battent au vent léger du printemps naissant. Hier, enfants nous courrions dans les champs voisins, nous remplissions l’air de nos cris. Aujourd’hui… Allez j’arrête, mon amie. Cette propension à la nostalgie me terrifie. Deviendrai-je à mon tour l’un de ces hommes vieillissants persuadés qu’autrefois tout allait mieux qu’aujourd’hui. Je ne serais alors plus que le vestige pathétique de ma jeunesse. À trop s’enfermer dans ses souvenirs on finit par devenir soi-même poussiéreux. Le printemps naissant exige de l’optimisme.

Les femmes ont tendu le linge à l’extérieur des maisons. Ces douces impudeurs contribuent à signaler la renaissance de la nature. Les odeurs ont envahi le village. Te souviens-tu de l’émotion qui naissait à chaque descente de l’avion ? Les senteurs du maquis flottaient dans l’air repoussant celle du kérosène. Le myrte, l’immortelle s’installaient en nous avec la douceur d’une caresse.

Pour celle ou celui qui sait écouter, qui sait sentir, qui sait vibrer la Corse n’est qu’émotions. L’homme peine à s’imposer dans ces paysages en lignes brisées, en pentes et en ruptures. Les villes elles-même ne sont rien d’autres que des nids éphémères posés au creux d’un golfe ou perchées au sommet d’une falaise.

Rupture. J’ai dormi une heure en début d’après midi avec mon dernier né. C’est le seul de mes enfants qui soit né à Ajaccio. C’était il y a très précisément neuf ans, le jour anniversaire de la mort de mon frère jumeau, Dominique. Je l’ai regardé dormir et un sentiment d’amour immense m’a envahi, un amour sans crainte, un amour sans barrière. J’aimais. Cet enfant m’apprenait qu’il existait une forme intransitive au verbe « aimer » qui transcendait tout sujet d’amour. Quelle belle leçon de bonheur !

Voilà, ma douce amie, ce que je voulais vous écrire depuis cette Corse qui s’offre à la vie, vous qui n'êtes plus là.

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